(Québec et Ottawa) Piqué au vif, le premier ministre François Legault a condamné l’« attaque contre le Québec » survenue lors du débat des chefs en anglais de jeudi soir, qui s’est transformé en procès de deux de ses textes législatifs, la Loi sur la laïcité de l’État (« loi 21 ») et le projet de loi 96 sur la protection de la langue française. Il demande des excuses de la part du consortium des médias et de la modératrice.

Il accuse Shachi Kurl, présidente de la firme Angus Reid, d’avoir abandonné son rôle d’« arbitre », d’avoir posé « une question loadée » en présentant « comme un fait » que cette loi et ce projet de loi sont discriminatoires et en les associant au racisme.

« Ça n’a pas de bon sens de traiter le Québec de raciste, ça n’a pas de bon sens de dire que la loi 21 et le projet de loi 96 sont discriminatoires ! » a-t-il tonné lors d’une conférence de presse vendredi, au terme d’une réunion de son caucus pour préparer la rentrée de l’Assemblée nationale, le 14 septembre.

« Je n’accepterai jamais qu’on commence à nous donner des leçons ! C’était une question loadée qui n’a pas de bon sens, qui n’a pas sa place. J’espère que le consortium [qui a organisé le débat] va corriger le tir et dire que c’était une erreur de poser une question comme ça », a-t-il affirmé, précisant plus tard qu’il espérait des excuses.

François Legault s’est inspiré d’une célèbre déclaration de Robert Bourassa après l’échec de l’accord du lac Meech pour envoyer un message au reste du Canada. « Quoi qu’on dise, quoi qu’on fasse à Ottawa, le Québec est une nation libre de protéger sa langue, ses valeurs, ses pouvoirs », a-t-il affirmé.

La conférence de presse du premier ministre devait porter sur une intensification des mesures pour contrer la pénurie de main-d’œuvre dans divers secteurs du réseau public. Les ministres Danielle McCann (Enseignement supérieur) et Jean Boulet (Travail, Emploi et Solidarité sociale) devaient l’accompagner. L’opération est reportée : M. Legault a chamboulé ses plans en raison de la tournure du débat des chefs en anglais.

Le premier devoir du premier ministre du Québec, c’est de défendre la nation québécoise, défendre notre langue, défendre nos valeurs. Ce qu’on a vu au débat des chefs, c’est une attaque contre la loi 21 sur la laïcité et contre le projet de loi 96 sur la langue. Je veux être clair : ces deux lois sont parfaitement légitimes.

François Legault, premier ministre du Québec

Tout en saluant la réponse faite par le bloquiste Yves-François Blanchet lors du débat, il a dit s’attendre à ce que tous les autres chefs condamnent ce qui s’est passé jeudi soir et demandent eux aussi des excuses. Il regrette que la formule du débat ne leur ait pas permis d’intervenir dès que la question a été posée. « Je ne peux pas comprendre que [le consortium] ait accepté cette question. C’est inacceptable », a-t-il dit.

À ceux qui, dans le Canada anglais, croient que la Loi sur la laïcité de l’État discrimine des minorités religieuses, François Legault répond que « la vaste majorité des Québécois appuie » cette mesure législative et que celle-ci « ne s’applique pas dans le reste du Canada ». « So please, please, it’s none of your business ! [S’il vous plaît, s’il vous plaît, ce n’est pas de vos affaires !] », a-t-il ajouté en réponse à une question d’une journaliste anglophone.

Rappelons que pour la Loi sur la laïcité de l’État comme pour le projet de loi 96, le gouvernement a recours à la clause de dérogation à la Charte canadienne des droits et libertés afin de les blinder contre les contestations judiciaires. François Legault a plaidé maintes fois que le recours à cette disposition était nécessaire pour « protéger des droits collectifs » et « les valeurs québécoises ».

Il a justifié son intervention inusitée de jeudi dans la campagne électorale fédérale en disant que c’était son « devoir comme premier ministre » puisque « la nation québécoise est attaquée dans ses compétences ». « Je ne m’excuserai certainement pas de défendre nos pouvoirs », a-t-il ajouté. Il a réitéré que trois partis – le Parti libéral, le Nouveau Parti démocratique et le Parti vert – veulent empiéter sur les champs de compétence du Québec et « s’amusent à s’ingérer en santé alors que c’est déjà assez compliqué comme ça à gérer ».

« Je pense qu’il y a un devoir de dire : “Écoutez, là, vous ne respectez même pas la Constitution canadienne” », a-t-il plaidé. « Ce que je dis aux Québécois, c’est : “S’il vous plaît, tenez compte de ça dans votre choix.” »

Jeudi, dans une sortie fracassante rarement vue de la part d’un premier ministre du Québec, il a exprimé son penchant clair pour un gouvernement conservateur minoritaire et appelé les nationalistes québécois à se « méfier » de Justin Trudeau, dont le programme est « dangereux » à ses yeux.

François Legault a esquivé les questions lui demandant s’il accepterait que le prochain premier ministre du Canada se prononce sur le choix des Québécois lors de la campagne électorale de l’an prochain.

La question « n’affirmait pas que les Québécois sont racistes »

La Commission des débats des chefs, qui a chapeauté l’organisation des débats en français et en anglais, a rappelé son indépendance par rapport au volet journalistique des exercices. Elle n’a donc « participé à aucune des questions de la modératrice afin de respecter l’indépendance journalistique », a écrit la directrice des communications de la Commission, Chantal Ouimet.

Ce mandat est dévolu au Groupe de diffusion des débats, partenariat regroupant divers médias, dont APTN News, CBC News, CTV News et Global News, du côté anglophone. Dans un communiqué publié en fin de journée vendredi, le Groupe a déclaré que « la question portait explicitement sur ces lois » et qu’elle « n’affirmait pas que les Québécois sont racistes ».

La question de Mme Kurl concernant la loi 21 et le projet de loi 96 du Québec a été posée à M. Blanchet pour lui donner l’occasion d’expliquer le point de vue de son parti sur ces lois, qui ont fait l’objet d’une large couverture et d’importantes conversations depuis qu’elles ont été déposées à l’Assemblée nationale du Québec.

Extrait de la déclaration du Groupe de diffusion des débats

Le choix de la modératrice revenait à cette instance. Ainsi, si les réseaux anglophones ont décidé de confier les commandes à Shachi Kurl plutôt qu’à un journaliste, comme le veut la tradition, c’était leur prérogative.

Angus Reid en rajoute

« Notre présidente, Shachi Kurl, a été engagée contractuellement » par la Commission des débats, a écrit sur Twitter Angus Reid, fondateur de la firme de sondages à laquelle il a donné son nom, se disant d’ailleurs « très fier du travail » accompli « dans des circonstances difficiles » par la modératrice

Il a également offert son avis sur la question qui a suscité la controverse.

« La question posée à Blanchet sur la loi 21 et la discrimination religieuse au Québec ? J’ai été très heureux de voir cela soulevé. Près de 60 % des gens à l’extérieur du Québec ne sont pas d’accord avec cette loi, et les tribunaux disent qu’elle contrevient aux droits garantis par la Charte », a écrit Angus Reid.

« S’il vous plaît, expliquez au public anglophone pourquoi vous appuyer cela, monsieur Blanchet », a-t-il conclu.

Les partis de l’opposition en colère eux aussi

La cheffe libérale Dominique Anglade est intervenue elle aussi pour dénoncer les « propos inacceptables » au débat des chefs en anglais. « Le Québec bashing, ça va faire ! », a-t-elle exprimé. « Nous sommes un peuple ouvert, libre, fort et fier qui a des discussions franches sur des sujets souvent délicats et qui ne font pas toujours consensus. Ces désaccords n’autorisent cependant personne à parler du Québec de cette façon. Ce genre de discours n’a pas sa place. » Gabriel Nadeau-Dubois, chef parlementaire et porte-parole de Québec solidaire, considère qu’on n’a « pas besoin d’être pour la loi 21 pour trouver le débat [de jeudi] méprisant ». « Accuser les Québécois et Québécoises de toutes tares, mélanger la loi 21 et la loi 101 et balancer des accusations de racisme au visage de tout un peuple, ça aide peut-être les cotes d’écoute, mais ça ne fait rien avancer […]. Le Québec est une société mature, capable de mener ses débats sans la tutelle paternaliste des polémistes canadiens. » Pour le leader péquiste Paul St-Pierre Plamondon, François Legault doit exiger « formellement » des excuses pour « qu’on voie si le Canada anglais va reculer sur ces accusations à la limite méprisantes [et] tellement diffamatoires pour le Québec ».

Fanny Lévesque et Hugo Pilon-Larose, La Presse