Nous apprenions la semaine dernière que le Mouvement Desjardins allait, dans les prochains mois, sabrer 30 % de ses guichets et points de service, aussi bien dans des quartiers urbains que dans des villages, partout au Québec. La nouvelle a semé la consternation.

Il fallait voir la pimpante représentante de Desjardins expliquer la chose dans les médias, claironnant des lignes apprises par cœur, minimisant les conséquences de la décision. « Ça ne touche que de 1 % à 3 % de la population, surtout des aînés, qui pourront se tourner vers les services en ligne. »

Oui, mais de quel pourcentage de vieux (et de moins vieux peu doués pour le numérique) parlons-nous ? Est-ce 10 %, 30 % ou 50 % de cette population de plus en plus invisibilisée, abandonnée, ignorée, au Québec ?

Les formules toutes faites de la dame des relations publiques déboulaient, déconnectées. Desjardins venait ajouter au mépris croissant envers les citoyens les moins rentables de notre société.

OK. Le Mouvement Desjardins n’est pas seul à réduire son offre de services. La Banque Laurentienne a cessé le service aux comptoirs en 2019. Récemment, la Scotia a réduit ses services. La Banque Nationale a suivi le bal, surtout en région (Lanaudière, Lac-Saint-Jean), tandis que la Royale l’a fait partout au pays, notamment dans les centres urbains. Les succursales, de plus en plus dispersées, servent dorénavant à négocier prêts et hypothèques.

Les raisons invoquées sont toujours les mêmes : « l’évolution des habitudes transactionnelles des clients ». On va moins au comptoir et au guichet automatique, et l’argent comptant est voué à disparaître. À peine 5 % des consommateurs n’utilisaient plus le « cash » lors de transactions il y a 15 ans, contre 25 % aujourd’hui. Je sais que l’usage des billets et des guichets est en sursis, mais les explications joviales de la porte-parole de Desjardins ressemblent à une prophétie qui s’autoalimente.

Je suis cliente de Desjardins full patch. Depuis le primaire où l’on nous initiait à l’épargne en ouvrant un compte, jusqu’à l’épisode du vol massif de données de 2016, et même maintenant (mais pas que…). J’ai appris l’histoire d’Alphonse et de Dorimène Desjardins, les deux cofondateurs des caisses populaires fin 1900, à Lévis, fantastique illustration de l’esprit d’entreprise des Québécois. Je crois profondément que Desjardins est plus qu’une institution financière. Elle est inscrite dans l’ADN du Québec. Traditionnellement, nos villages étaient construits autour de trois pôles essentiels : l’église, le bureau de poste et la caisse pop. Le dernier membre de la trilogie fout à son tour le camp.

PHOTO FOURNIE PAR LA SOCIÉTÉ HISTORIQUE ALPHONSE-DESJARDINS

La caisse populaire de Lévis, vers 1920

Desjardins a grandi avec le Québec. La Caisse est souvent l’édifice le plus laid du village ou du quartier. Le style moderne des années 1970 est indissociable des caisses : mauvais goût et matériaux cheaps. Leur déploiement a accompagné le développement des banlieues et celui des abords de villages défigurés, où les vieilles maisons de bois étaient recouvertes de clin d’aluminium en oblique, où la tôle bleue et le plastique beige donnaient le ton. On ne le dira jamais assez, les caisses ont contribué à l’enlaidissement systématique du Québec des années 1960-1970, au nom du progrès.

Les caisses populaires ont néanmoins, pendant 123 ans, occupé le territoire. L’ont marqué, ont occupé les rues principales, ont développé des communautés, soutenu des combats locaux, des enjeux régionaux. C’est une fierté québécoise très enracinée, concrète.

Le Mouvement est né à Lévis, hors d’un grand centre. Son histoire a été épique, rassembleuse et progressiste dès sa formation. Il a survécu aux guerres, à la Grande Noirceur, a accompagné la Révolution tranquille. Les caisses racontent notre Histoire.

Ce n’est pas rien, le territoire.

Il est à la fois réel et rêvé. Il faut l’occuper, se l’approprier. À travers lui viennent appartenance, fierté, économie, culture, tissu social. Ça se fait à travers les institutions qui le jalonnent, les écoles, les paysages familiers, le patrimoine bâti. C’est vrai partout, pas qu’au Québec.

Quand on cesse de rêver, de s’approprier son territoire, il devient un espace sans liens, à remplir, à vendre. On peut y installer des mines hyper polluantes, des ports méthaniers dans des pouponnières de poissons menacés, démolir ses maisons ancestrales, vendre ses terres humides à des promoteurs étrangers. On devient locataires d’un terrain marchandisable à l’infini, jusqu’à la dissolution. Nous sommes très lousses sur la question de notre territoire, ici. « Découvrir » la Gaspésie ou les Îles pendant la pandémie ne nous a pas rendus plus responsables.

Revenons à Desjardins.

Les comptoirs de service, les guichets automatiques qui ferment, ce sont des gens, des quartiers, des régions un peu plus abandonnés, abandonnables. Bien sûr qu’ils n’étaient plus rentables comme jadis, mais qu’est-ce, exactement, que la rentabilité lorsqu’on est une des institutions fondatrices du Québec d’aujourd’hui ? Les sommes délirantes versées aux dirigeants ? L’esprit sec et cartésien, les colonnes de chiffres implacables ? Ou un territoire que chacun continue à occuper pour le bien de tous ?

Bien sûr, on ne reviendra pas en arrière, mais force est de constater que quelque chose s’est délité. À force de brandir la rentabilité libéraliste, on se magasine un Québec sans saveur, sans mémoire, aux racines flottantes. On ferme une caisse, puis on démolit une vieille maison bicentenaire, pas grave !

Ce qui se passe actuellement avec le Mouvement Desjardins dépasse le simple guichet abandonné. Desjardins, jadis acteur de changement et vecteur d’identité, est désormais asséché.

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