On est mardi soir et je suis en route vers la Rive-Sud pour apporter de la confiture et un plan de thym à un ami. Sinon ma vie est relax. Je prépare doucement un long weekend de vacances dans la péninsule du Niagara avec une copine, pour essayer un restaurant, goûter à du vin. Dès mon retour, je partirai sur la côte ouest américaine pour écrire sur les élections, faire le bilan des incendies dévastateurs en Californie, aller voir les manifestants de Portland qui sortent tous les soirs depuis le 26 mai, essayer de comprendre comment Seattle vit avec le déclin de Boeing et l’explosion d’Amazon depuis le début de la pandémie.

Il me reste une semaine pour me préparer, pour prendre rendez-vous avec des commentateurs politiques, des victimes des incendies, des scientifiques prêts à me parler de changements climatiques, de toutes sortes d’intervenants dans chaque dossier. C’est suffisant.

Je suis sur le pont Samuel-de-Champlain et le téléphone sonne. C’est Maxime, qui coordonne la couverture électorale américaine.

« Marie-Claude, je sais que tu as quelque chose de prévu depuis longtemps qui s’en vient. Mais peux-tu devancer ton reportage aux États-Unis ? »

Il est 20h.

— Tu veux que je parte quand ?

— Demain matin. Il y a un vol qui part à 8h qui te permettrait d’arriver à temps à San Francisco pour écrire un article sur les incendies pour l’édition de jeudi.

Il y a 12 heures entre moi, suspendue au-dessus du Saint-Laurent et moi, assise dans mon fauteuil dans l’avion qui m’amènera en Californie. Et il y aura, une fois en vol, environ 14 heures me séparant de mon heure de tombée.

Heureusement que maintenant les avions offrent des services internet. J’écris, je Google comme une dingue. J’essaie de comprendre où sont exactement les feux, si je peux m’y rendre, qui peut m’en parler. Je joins des amis californiens qui ne me parlent que d’une chose: la qualité de l’air. Ils étouffent.

Les incendies ont détruit des milliers de maisons. Mais ce sont des millions de gens, sur la côte ouest, de la frontière canadienne jusqu’à celle du Mexique, qui se terrent chez eux tellement l’air est pollué par les cendres des incendies qui font rage de tous côtés.. Ça sera ça mon angle en arrivant. Les victimes de la crise sont partout.

J’atterris à San Francisco et vers 14h30, heure locale, j’ai ma voiture. Il me reste au maximum cinq heures et demie pour trouver mon histoire. Pour écrire. Je regarde le site web Purple Air, le MétéoMédia de la qualité de l’air. On me dit que c’est à Santa Cruz, où un incendie à peine enfin contenu a fait rage toute la semaine, que l’air est encore le plus difficile à respirer. Je mets le cap sur cette ville côtière.

Entrevues en enfilade, dont certaines à froid, avec des locaux, abordés comme ça, dans un café. J’écris mon article de ma voiture. Je l’envoie. Ouf. Il est 19h et le chef de pupitre m’appelle. « Tout y est. »

Mais le lendemain, je sais quel défi m’attend: il faut aller là où sont les incendies, trouver des victimes dont les maisons ont été anéanties. Je choisis Vacaville, à 1h30 de San Francisco. Il n’y a pas de refuge pour les délogés. Les rues sont vides. En fait, tout est vide à cause de la COVID-19.

Je les trouve comment les victimes ?

Je me rends dans les zones sinistrées où les feux sont éteints, où les résidants reprennent possession des lieux, et là, littéralement, je cogne aux portes. « Je suis une journaliste de Montréal, peut-on parler des incendies ? »

On me raconte la nuit du drame, on me parle d’une maison à vendre totalement rasée. Je vois l’affiche du courtier qui est encore installée. Je l’appelle. « Vous m’aideriez à retrouver les propriétaires ? »

— Je vais voir ce que je peux faire.

Plus tard, après avoir encore frappé à une porte, une dame me parle de son cauchemar, mais surtout de son amie qui a tout perdu.

« Je vais voir si elle voudrait vous raconter. »

C’est comme ça que j’ai eu des témoignages directs dans le journal. Partie sans filet, j’ai couru ainsi, directement sur le terrain, pendant presque deux semaines.

En marchant à travers les camps de sans-abri à Portland, en rencontrant des travailleurs agricoles essentiels qui n'ont pas le droit de vote, en sillonnant les rues de Seattle avec les manifestants, témoin de saccages absurdes, en faisant mon épicerie à Amazon Go — sans caissiers — ou en parlant à des militants démocrates et républicains de l’intersection de toutes ces actualités à vif. Parce que bien des choses s’empilaient sur mon radar: les changements climatiques devenus meurtriers et destructeurs, la polarisation politique extrême, les sans-abri omniprésents dont personne ne parle, la rage de ces manifestants qui se sont emparés du Black Lives Matter pour exprimer des malaises qui dépassent largement, voire qui contournent un peu, cette problématique. Et puis à travers tout ça la COVID bien sûr et la crise économique qu’elle a déclenchées.

Je suis revenue épuisée, perplexe, inquiète, mais remplie de ce sentiment profond, précieux: celui d’être utile. Pour mes lecteurs. Pour nos démocraties.