«Il faudrait que tu racontes le drame des femmes et des mères tchétchènes!» Adressée à la cinéaste québécoise Helen Doyle, cette supplique venait d’une célèbre chanteuse tchétchène, Birlyant Ramzaeva. Un ami de la réalisatrice, le compositeur écossais Nigel Osborn, lui avait même dit : «Si tu racontes l’histoire de Birlyant, tu raconteras en même temps celle de la Tchétchénie des dernières 50 années.»

Il aura fallu six ans pour que nous puissions voir enfin Birlyant, une histoire tchétchène, présenté en première mondiale au Rendez-vous du cinéma québécois, le 23 février. Depuis hier, ce documentaire bouleversant est à l’affiche simultanément à Québec (Le Clap) et à Montréal (Cinéma Parallèle).

L’attente valait le coup. À travers Birlyant, femme marquée, mère courage et artiste persécutée, c’est tout le drame du peuple tchétchène qui reprend sa dimension humaine, en même temps que la guerre d’extermination, menée par les Russes, révèle sa folie inhumaine.

«Il existe déjà de beaux reportages sur les deux guerres de Tchétchénie, dont ceux de la Française Mylène Sauloy, que je fais témoigner dans mon film. Mais en racontant l’histoire pathétique de Birlyant, j’ai voulu montrer la vraie fibre, la fibre humaine dont est tissé ce conflit qui nous paraît si lointain. Quand j’ai retrouvé Birlyant, en 2003, en Georgie où elle s’était réfugiée, je ne savais pas exactement dans quoi je m’embarquais. J’ignorais alors qu’elle aboutirait à Montréal avec ses deux filles! Il y avait seulement trois jours que je l’avais retrouvée, à Tbilissi, quand le téléphone a sonné pour lui annoncer que le Canada acceptait sa demande d’immigration. Elle et ses filles devaient partir dans 10 jours pour s’établir à Halifax.»

Helen Doyle, qui vit maintenant à Montréal, raconte la réaction désemparée de Birlyant et de ses filles : «Elles me disaient qu’elles voulaient s’établir à Montréal, parce qu’elles ne connaissaient que moi au Canada!» Elles n’étaient pas arrivées depuis deux semaines à Halifax qu’une avocate de mes amies a réussi à les faire transférer à Montréal. Depuis, nous n’avons pas perdu le contact...»

CINÉASTE DE LA CONDITION FÉMININE

Scénariste et réalisatrice indépendante, Helen Doyle a été confondatrice du groupe Vidéo Femmes, à Québec, où elle traite de la condition féminine dans des films comme Les mots/maux du silence (1982). Elle se détache de ce collectif et réalise successivement Le rêve de voler (1986), un ballet aérien avec des trapézistes québécois; Je t’aime gros, gros, gros, un touchant portrait d’obèses; Le rendez-vous de Sarajevo (1996) et Les messagers (2003), deux films qui jettent un regard sur la barbarie de notre époque. Elle fonde ensuite sa propre compagnie de production et réalise Soupirs d’âme, un film très personnel sur la quête d’identité.

L’arrivée de Birlyant à Montréal n’a pas réglé tous ses problèmes comme par magie. «Elle a participé à plusieurs événements culturels, dont Parlons génocide, au Théâtre de Quat’Sous. C’était la première fois qu’elle chantait au Québec, et il a fallu la convaincre qu’elle ne courait aucun danger. Elle nous disait : “Vous allez vous faire arrêter!” Elle voyait le KGB partout. Il faut comprendre que cette grande artiste, cette âme très sensible a subi de nombreux traumatismes reliés à la guerre», souligne la réalisatrice.

Birlyant Ramzaeva est née au Kazaksthan où ses parents, com-me tous les Tchétchènes, avaient été déportés par Staline, en 1944. En 1956, sa famille est de retour en Tchétchénie, où Birlyant étudie le chant classique. Mais à partir de 1995, avec la première guerre tchétchène et sa rencontre avec Makkal Sabdullaev, un poète et dramaturge très engagé dans la résistance à l’invasion soviétique, Birlyant va devenir une figure de proue, une pasionaria de la résistance. Elle composera et chantera des chansons sur des textes engagés écrits par son époux. En 2000, Makkal disparaît, sans doute assassiné. Birlyant est pourchassée : on veut faire taire la voix de la Tchétchénie. Mais elle ne cessera pas de chanter la fierté du peuple tchétchène.

Helen Doyle ajoute : «Depuis la mort présumée de Makkal, Birlyant est figée dans une sorte d’attente mêlée de résignation. Sa vie est suspendue, comme toutes ces femmes tchétchènes qui ont perdu un mari ou un fils. Quand j’ai montré mon film à Birlyant, elle m’a seulement dit : “Grâce à vous, Makkal va continuer de vivre...”»