Chez Laurent Gaudé, Orphée est chauffeur de taxi à Naples. Nom: De Nittis. Prénom: Matteo. À Rio de Janeiro, dans le film de Marcel Camus, il était conducteur de tramway et, musicien, il faisait «lever le soleil». Dans les bosquets d'un temple, celui de Monteverdi chantait tout son soûl. À Thèbes, dans l'opéra bouffon d'Offenbach, c'est un musicien professionnel que l'Opinion publique force à agir. Chez Cocteau, il roule en Rolls noire poursuivie par deux motocyclistes. Combien de compositeurs, chorégraphes, peintres, cinéastes, ont traité de cet homme poète, quidam qui descend aux Enfers pour en faire ressortir (au prix de sa vie) son amour mort, Eurydice ou, chez Gaudé, Nitto, son fils de 6 ans qu'une balle perdue a tué au coin de la via Forcella en juin 1980...

Après avoir brossé la lignée de vengeance qui faisait la force solaire et polaire du Soleil des Scorta, qui lui valut le Goncourt 2004, Gaudé revient (on parle moins de lui, car le Goncourt, il l'a eu!) avec son interprétation urbaine et nocturne du mythe d'Orphée, l'homme descendant l'escalier des Enfers pour aller en extirper pour sa femme ce qu'il a de plus cher, sachant qu'il n'aura ni la force ni le droit d'en remonter lui-même. La Mort est intransigeante: si l'on vole une ombre aux Enfers, elle réclame une vie en échange. C'est ce que lui explique un curé déjanté qui, copain avec un professore déchu, le force à passer la Porte des Enfers qui se trouve dans une galerie souterraine filant de l'église dudit curé au café où picole le vieux prof Pantalone, à l'endroit d'une faille, porte entrebâillée dans le catafalque d'un archevêque...

 

Vous me suivez? Il faudra descendre, et Gaudé, homme de théâtre avant tout, manipule à la plume le demonus ex machina, on croise des ombres, des corps, des esprits, des larves, des lémures, des spectres, fantasmagorie dans laquelle ce chauffeur de taxi va se dissoudre, son enfant remontant à la surface des vivants, là où des balles perdues traversent les rues, comme la rue Pasquale-Scura dont la photo glauque, église au bout, illustre la jaquette de ce magnifique roman.

Matteo n'était plus capable de faire son boulot le jour dans ces rues-là, que de nuit, sans cesse, sans raison, sans client, honteux de ne pas pouvoir venger ce meurtre, ramener Pippo. Comment saura-t-il que le monde des vivants et celui des morts n'est pas étanche mais perméable? À vous de le découvrir, en montant dans ce roman, pardon, ce taxi... Un soir, une cliente, pour payer sa course, invitera Matteo dans un café où picolent un illuminé et un curé...

La Porte des Enfers

Laurent Gaudé

Actes Sud, 271 pages, 29,95$

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