En Utah, au milieu du XIXe siècle, les mormons, chassés successivement de plusieurs États où ils avaient tenté de s'établir, se fixèrent dans la région du Grand Lac salé. En 1857, en représailles contre une attaque dans laquelle le fondateur de leur Église avait été assassiné, les mormons, aidés d'Indiens païutes, exterminèrent tous les membres d'une caravane de migrants venus du Missouri. C'est ce qu'on a appelé le massacre de Mountain Meadows.

Autour de ce fait historique, qu'elle n'évoque pourtant que de très impressionniste manière, Alissa York a tissé une intrigue complexe, mouvante et émouvante, dans une écriture à la fois lyrique et précise traduite d'admirable façon par Florence Lévy-Paoloni.

 

Le roman s'ouvre sur Dorrie, rescapée du massacre et adoptée par l'un de ses artisans à l'âge de 3 ans. À 13 ans, en raison de ses talents de taxidermiste, elle est remarquée par Erastus, mormon bourru et polygame. Il fait d'elle sa quatrième épouse, aux seules fins de la voir préserver ses trophées de chasse.

Car Erastus, éleveur de chevaux, est un grand chasseur devant l'Éternel - ou plutôt l'a déjà été, puisqu'il est désormais presque aveugle et doit se faire accompagner d'un Indien, le Traqueur, qui tire à sa place sur ses proies. Mais cela, tous l'ignorent dans cette famille où le secret est un culte, l'hypocrisie une vertu et l'austérité un mode de vie.

Chaque personnage cache ainsi un inavouable secret ou une douleur muette que l'on découvre peu à peu. Chacun est donc en quelque sorte une représentation de lui-même, sa propre effigie, tels les animaux empaillés sur lesquels Dorrie s'use les mains et les yeux.

Ursula, la première épouse, qui mène la maisonnée à la baguette selon les préceptes les plus stricts de sa foi, se livre en cachette à un terrible péché: elle boit du thé (!). Elle voue un mépris sans bornes aux autres femmes, Ruth la «reproductrice», tout juste bonne à porter des enfants et à élever des vers à soie, Thankful, actrice réformée et pécheresse avec laquelle Erastus partage de sulfureux ébats (qu'Ursula écoute derrière la porte close), et Dorrie, qui, la nuit, fait des rêves horribles où elle revit sans le savoir le massacre auquel elle a échappé.

C'est là qu'arrive Bendy, jeune orphelin engagé comme garçon d'écurie au terme d'une formidable épopée que l'on aura suivie depuis le début du roman.

Avec une puissance d'évocation presque cinématographique, Alissa York entremêle les histoires de ses personnages en de courts chapitres qui se succèdent abruptement, dans un habile jeu de miroirs et d'associations d'idées. Bizarrement, cela confère une lenteur presque insoutenable au début du récit. Puis tout s'accélère, et on parcourt les dernières pages dans un galop débridé, haletant, comme dans le meilleur des films western. Il faut ensuite bien du temps pour que retombe la poussière soulevée par cette passionnante chevauchée.

Effigie

Alissa York

Alto, 607 pages, 28,95$

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