Je n'ai pas peur de la mort, moi. Je n'ai pas peur de grand-chose. Au nombre de fois où je me suis fait péter la gueule par Ralph dans la cour d'école depuis le début de l'année... Ralph a décidé que j'allais lui servir de punching bag. Il est plus grand que moi et s'arrange pour me rouer de coups à l'abri du regard de la surveillante, celle avec un oeil de vitre. Ralph sait lequel apparemment parce qu'il ne se fait jamais pincer.

Quand il me traite de petit poulet, il a raison. Je suis mini, c'est vrai. Mais je refuse d'être le reject de la classe. Il y a pire que reject: stool par exemple. C'est ce que je dis à Fée Lisa sur le chemin du retour, pour la rassurer. Je lui fait voir mes blessures de guerre et elle me soigne. L'autre jour, par exemple: elle a détaché le pétale d'une fleur jaune. Je vais inventer un remède magique pour toi, qu'elle m'a chuchoté. Elle a craché des petites perles de bave dans le pétale, écrasé une fourmi entre ses deux doigts, l'y a déposée. Ensuite, Lisa a marmonné quelque chose en espagnol en regardant vers le ciel, une sorte d'incantation, puis appliqué le pansement improvisé sur mon genou. Ça a fonctionné; je suis guéri.

Je n'ai pas peur mais je commence à avoir froid. Note pour mon prochain voyage: apporter une doudou chaude, des mitaines et un oreiller. Surtout si Lisa accepte de monter avec moi. Faudrait aussi que j'amène de la nourriture parce que bouffer ses crottes de nez devant une fille, c'est pas sexy. Là, je commence à avoir faim. Je mangerais un Joyeux Festin. Je ne sais pas pour combien de temps j'en ai encore avant d'atterrir...

Le ballon ressemble aux enveloppes de pop-corn Jiffy Pop que ma mère fait griller sur le rond de la cuisinière. Après on s'installe devant un film de superhéros, mes deux grands frères et moi. Pourquoi je pourrais pas être un héros, hein? C'est ce que je me suis demandé en tranchant le cordage qui retenait la montgolfière au sol avec mon canif tout à l'heure.

Mon père croit qu'il existe toutes sortes de créatures bizarres dans l'univers, des formes d'intelligences supérieures qui viennent à nous par des corridors de lumière brisée. Les prendre en photo est impossible puisqu'ils évoluent dans un autre espace-temps; c'est ce que mon père prétend. Il a même inventé un genre de thermomètre qui permet d'étudier les changements intraterrestres sur les sites visités par des ovnis, une loupe géante pour l'observation des phénomènes météorologiques extrêmes, un instrument destiné à sonder l'oeil des tempêtes et, enfin, la montgolfière expérimentale à bord de laquelle je suis monté pour devenir quelque chose comme un superhéros.

J'aurais préféré qu'un petit-gris m'entraîne à bord de sa soucoupe volante pour être franc, mais aucun d'entre eux n'est venu à ma rencontre, pas même la fois où j'ai fugué dans le bois derrière l'atelier où mon père fait ses expériences. La nuit tombée, je m'étais enfui dans la forêt; ils en ont parlé dans le journal du village et à la télé locale. Des unités de secours ont été déployées. J'étais planté au beau milieu d'une clairière et je m'époumonais en maintenant la lampe de poche au-dessus de ma tête. Je voulais qu'un extraterrestre me remarque; c'est le shérif Jim Alderman qui m'a repéré. Il paraissait soulagé et furieux en même temps, comme mon père. Ninja-mère pleurait, tremblait... Je n'aime pas la voir ainsi. Mais tout ça, c'était pour le spectacle. Tout le village m'a vu à la télé, ouaip.

Après cet incident, les élèves ont commencé à me considérer autrement. Je n'étais plus le petit poulet nul en éducation physique qui mange des baffes ou ses crottes de nez, non. Je m'étais métamorphosé en star du petit écran. Pendant un certain temps du moins. Après, les choses sont redevenues ce qu'elles étaient. Ralph a recommencé à m'intimider dans la cour de récré et je me suis senti moins... enveloppé par le regard des autres. Cette fois, c'est la bonne. Je vais encore passer à la télé, même que je vais ouvrir tous les bulletins d'information du monde. On verra la montgolfière de mon père filmée à partir de différents points de vue, celui du caméraman réfugié dans l'hélicoptère qui me tourne autour depuis un moment par exemple... On me verra aussi d'en bas. Des équipes de journalistes professionnels vont couvrir la fabuleuse épopée de Falcon Heene, 7 ans, dans le ciel du Colorado. Sur YouTube, des tas de vidéos amateurs seront mises en ligne. En trame sonore, on entendra des soupirs suspendus, des «Oh my God», des cris d'effroi et le vent siffler. Dans le ciel, on n'apercevra plus que le soleil immobile, mon ballon propulsé comme une plume et un hélicoptère au loin.

Je vais passer pour un superhéros et mon père deviendra célèbre grâce à son invention. Les gens vont cesser de rire de nous une bonne fois pour toutes. Les filles de l'école vont commencer à me remarquer (je resterai fidèle à Fée Lisa). À la cafétéria, les élèves se chicaneront pour s'asseoir à côté de moi. On sera riches et je vais pouvoir m'acheter des pilules spéciales pour faire pousser les muscles et grandir plus vite. Je vais planter Ralph dans la cour d'école, je vais lui écrabouiller les dents et lui faire cracher du sang, pas de pitié. Je vais devenir bon en éducation physique.

Toute cette attention autour de ma personne n'échappera pas aux petit-gris. Ils comprendront qu'une énergie rare et inhabituelle brûle en moi; ils vont vouloir me rencontrer pour m'étudier. Ils auront des choses à me révéler et vont loger une petite puce dans mon crâne afin de ne jamais plus me perdre de vue. Je vais ramener plein d'informations à mon père pour qu'il puisse perfectionner ses instruments. Oh, ça va être super. Je vais passer souvent à la télévision, et puis le rêve de Ninja-mère se réalisera: on aura notre émission de téléréalité à nous! Une équipe viendra remplir notre maison de caméras et moi, mes deux grands frères et mes parents, on va tous devenir célèbres. À part les activités de mon père dans son atelier et mes rencontres avec les petit-gris, les caméramans vont suivre un peu mes frères et ma mère. On verra Bradford péter du feu, Rio faire exploser des grenouilles et ma mère préparer les instruments de mesure des cyclones. Quand mon père pressent qu'une tempête, une tornade ou un orage approche, on met tous nos combinaison spéciales ininflammables. On prend place dans la van et on suit papa qui file à toute allure en moto pour aller observer de près l'oeil de la tempête. Ninja-mère gare le véhicule et elle filme mon père pendant qu'il lance des petites fusées dans la tornade pour mesurer la force du champ magnétique. Ça va être excellent pour le spectacle, ça!

C'est ce qui arrivera si je reviens au village. Mais il se peut que j'atterrisse sur une île déserte. Je vais enfin pouvoir manger mes crottes de nez sans me faire achaler devant un beau coucher de soleil en pensant à Fée Lisa. Ça me plairait. Il n'y aurait aucune caméra par contre; je ne pourrais pas savoir si je suis devenu célèbre.

Peut-être aussi que je vais mourir. J'ai pas peur, non. Ça, je l'ai dit tantôt. Il y a trois possibilités: mourir de froid, de faim, ou noyé dans le Río Grande. Une noyade serait plus spectaculaire. En s'échouant sur la surface du fleuve, le ballon ferait un genre de flamp... Ou plutôt: plompf? Flouche? Blaow! Ffffffflaf! Vrrrrromf! Pat-low! La montgolfière expérimentale de mon père aurait l'air d'une méduse géante. Les poissons du fleuve n'en reviendraient pas! Moi, je serais tout empêtré dans le tissu d'aluminium. J'aurais froid, bien plus qu'en ce moment. Même la température de mes os aurait diminué. L'hélicoptère se positionnerait juste au-dessus de la montgolfière super facile à localiser. De son ventre apparaîtrait un genre de bras avec une griffe au bout, puis on me soulèverait dans les airs. Je me serais évanoui quelque part entre la vie et la mort, dans un état jugé critique. Mais on me réanimerait. De l'eau serait éjectée de mes poumons, de même qu'un petit poisson resté pris au fond de ma gorge. Ce serait encore mieux pour le spectacle!

À mon retour sur terre, un journaliste se précipiterait vers moi, escorté par son caméraman. Il dirait:

- Falcon, tu es un héros. Maintenant, qu'est-ce qui pourrait te faire plaisir?

- Revoir Ninja-mère, que je répondrais, les cheveux encore humides. Et un Joyeux Festin.

Toute l'Amérique serait prise d'un grand fou rire. Même le président Barack Obama aurait entendu parler de moi. Ronald McDonald me demanderait de faire de la publicité pour lui.

J'ai vraiment faim, là. Et j'ai les mains gelées. Je regrette de ne pas avoir enfilé ma combinaison ininflammable. Note pour mon prochain voyage: enfiler ma combinaison ininflammable.

C'est haut. Je n'ai vu aucun oiseau s'aventurer jusqu'à moi. Mes seuls compagnons de route sont ces quelques nuages déchiquetés... L'ennui avec les nuages, c'est qu'on ne peut jamais vraiment les toucher, comme les illusions d'optique, les hologrammes et les mirages. Je me sens tout petit. Mais j'ai pas peur, bon! Je ne sais pas où le ballon m'emmène. Je crois qu'on survole un champ de maïs; je n'ose pas regarder parce que le vent a accru l'inclinaison de ma nacelle et que, pour être sûr de ne pas verser comme un canoë dans l'eau, je dois me retenir de toutes mes forces de petit poulet congelé contre le rebord de la nacelle. C'est moins drôle tout à coup. Va falloir que j'en parle à mon père pour qu'il arrange ça. Note pour mon prochain voyage: accroître la gravité du panier, pour ne pas que Lisa tombe dans le ciel si jamais elle accepte de venir avec moi. Et mettre au point un système pour envoyer un signal de S.O.S. au cas où. Mais j'ai pas peur, là! Oh que non. Je fais ça pour le spectacle, comme j'ai dit.

Lorsque je me suis envolé tout à l'heure, j'ai vu mes frères accourir, mais il était déjà trop tard. Rio est parti à toute vitesse vers la maison pour avertir papa et Ninja-mère; Bradford a grimpé sur le toit de l'atelier à l'aide d'une échelle. Il me faisait des grands signes avec les bras, hurlait: «Redescends, Falcon!» d'une voix affolée que je ne lui connaissais pas. Ça m'a surpris parce qu'en temps normal, il ne veut jamais que je m'amuse avec lui, il dit: «Va jouer ailleurs, demi-portion», en faisant un signe de la main comme pour éloigner un moustique. Maintenant que je suis ailleurs, il braille comme un veau. Décide-toi, Brad. C'est probablement ses cris suraigus qui ont alerté notre voisin. Bob Licko est sorti de son pick up rouge avec un panache d'orignal attaché au toit. Il s'est faufilé par un petit bois, je l'en ai vu ressortir aussitôt, puis il a rejoint Brad. Monsieur Licko a sorti un cellulaire de sa poche et ensuite... Je ne sais plus car j'ai cessé de regarder en bas; ça devenait bien trop dangereux, j'étais déjà rendu haut dans le ciel.

J'espère que Bob a une caméra sur son cellulaire et qu'il a pu filmer mon décollage.

J'espère aussi que l'atterrissage va bien se dérouler et que ça ne fera pas comme avec mon cerf-volant qui pique tout le temps du nez ou celui encore suspendu à une branche du grand chêne. Je risque d'être éjecté très loin, comme un grain de pop-corn Jiffy Pop. Ça m'aurait pris un parachute, pour pouvoir sauter en bas de la nacelle au bon moment. Faudra que j'en parle à mon père.

Il existe une autre possibilité: que mon ballon continue à s'élever très haut encore, vers le soleil magnétique, jusqu'à l'éclatement ou la combustion spontanée. Quelque part dans l'univers, des morceaux de moi et les ruines d'un ballon artisanal flotteraient jusqu'à la fin du monde en patientant avant l'ultime apothéose. Ça serait spec-ta-cu-laire!

Mais tout en bas, sans moi, le monde ne serait plus le même.

La tristesse aurait pondu un oeuf dans ma maison. Ninja-mère passerait ses journées à pleurer ma disparition, et mon père serait devenu complètement crack pot. Emmuré dans son atelier, coupé du monde et des ouragans, il passerait ses journées à marmonner, exposant ses intuitions sans queue ni tête ni fondement aux rats de l'atelier. Mon père serait officiellement devenu dingo; personne ne croirait plus en la possibilité qu'il soit un ingénieux scientifique en avance sur son temps, l'héritier de Copernic ou le descendant de Galilée. Non, mon père, devenu fou de tristesse à l'idée de son petit Falcon flottant en miettes dans la Voie lactée, serait tout juste bon pour l'asile.

Rio et Bradford auraient volé toute ma collection de figurines de superhéros et les auraient revendues sur eBay pour s'acheter des niaiseries avec le fric. Ils auraient fini par tomber sur les lettres de Lisa cachées sous mon oreiller entre le haut et le bas de mon pyjama de Spider-Man et, après avoir ri de moi jusqu'à pisser dans leur boxers, ils auraient allumé un grand feu avec les lettres.

Dans la classe, à l'école, ma petite chaise patraque et mon bureau vide resteraient inoccupés. La maîtresse aurait demandé aux élèves d'observer une minute de silence en l'honneur de mon grand courage de voyageur kamikaze. Ralph aurait eu envie de me traiter de petit poulet frit, mais se serait retenu pour une fois. Après un deuil bref, il aurait commencé à mener des recherches afin de repérer le prochain petit con nul en éduc pour pouvoir se défouler dessus à la récré.

Après des mois de calculs exploratoires et de prières espagnoles, Fée Lisa aurait trouvé une façon de remonter jusqu'à moi, malgré mon éparpillement dans l'aura incandescente du soleil. On communiquerait par télépathie et les informations que je lui livrerais d'en haut lui permettraient de prédire l'année exacte de la fonte totale des glaciers de l'Antarctique.

Au commissariat de police, après avoir flatté sa moustache jaunie pendant trois quarts d'heure devant mon dossier inclassable, le shérif Jim Alderman aurait estampé «DISPARU» dessus, en grosses majuscules rouges. Puis, contrarié, il aurait rangé le fichier dans le dernier classeur avec les autres cas non réglés, parmi les enlèvements d'enfants, les putes démembrées et les rumeurs surnaturelles.

J'aurais laissé un grand vide derrière moi, une fine traînée de poussière, et des questions en suspens auxquelles jamais de réponses ne viendraient. La vie serait ennuyeuse et sans éclat depuis ma disparition. Ça serait comme observer le ciel et s'apercevoir qu'il y manque une constellation. Ou vivre en contournant un trou noir, de crainte de basculer dans le néant jusqu'à l'infini. De traverser l'existence sans jamais rencontrer d'extraterrestre. Ou d'en avoir connu un, mais de passer pour fou et de rester seul au monde avec sa vérité. Ça serait comme ouvrir une bouteille d'Orange Crush qui ne pétille pas ou manger des chips humides. En gros, la vie sans moi serait bien moins amusante. Plus euh...

AHHHHHHHHHHHHHHH!!!

Mais qu'est-ce que c'est que ça?!

O.K. maintenant, j'ai un tout petit peu peur.

Ahhhhhhhhhhhhhhhhhhh!

Ah non! Pas tout de suite! Pas si tôt, je veux pas redescendre! Les gens n'auront même pas eu le temps de vraiment s'ennuyer de moi! Je veux pas revenir maintenant. Je voudrais qu'ils aient peur de me perdre pour qu'ils puissent tous réaliser à quel point je leur manquerais si je n'y étais plus.

Ça y est, je dégringole.

J'espère que ça n'ira pas trop rapidement, pour que différents médias aient le temps de déployer leurs troupes jusqu'à moi. À cette hauteur, le ballon a retrouvé son point d'équilibre; je peux me permettre un coup d'oeil en bas. Je me demande d'ailleurs ce que je survole en ce moment... Un ranch, un champ de patates rouges, une réserve amérindienne, le grand canyon escarpé? Ou alors une dune blonde, la ville-fantôme d'anciens chercheurs d'or... Je dois également envisager cette éventualité: il se peut que j'aie traversé la frontière mexicaine et que je sois en train de planer au-dessus de l'une de ces dangereuses villes frontalières. Hou là!

Je vais faire attention, quand même, en me penchant pour voir. Faut que je prenne garde à ne pas basculer...

AH NON! Ah non, ah non. C'est très mauvais pour le spectacle, ça! Mais qu'est-ce que je fais là? N'importe quoi! Je veux pas atterrir ici. Non pas ça!

Ninja-mère est là; elle m'envoie la main. Mon père, Bob Licko et trois pompiers tirent comme des demeurés sur deux câbles jaunes que j'avais oublié de rompre. J'ignorais qu'il y en avait aussi à l'arrière de la nacelle. Fée Lisa n'est pas là. Je ne vois aucune camionnette de chaîne de télévision, qu'un camion de pompiers, le pick up de Bob Licko et la maudite voiture de police du shérif Alderman venu leur prêter main-forte; le voilà qui accourt.

Je suis au-dessus de chez moi. Tout ce temps, je survolais la maison de mes parents. C'est tellement bête.

Dans la cour, Rio et Bradford sautent sur le trampoline comme deux vrais débiles.

Je n'ai rien rapporté de ma fabuleuse expédition. Aucune canine de dinosaure, pas de pierre de lune, pas même une petite ouate arrachée au ventre d'un cumulus puis déposée dans le creux de ma poche, pas un poil de petit-gris, pas une petite pépite d'or... Je reviens les mains vides. J'ai froid, j'ai faim.

Et Ninja-mère m'attend en bas les bras grands ouverts, les yeux grands fermés.

J'espère que je lui ai manqué.