Cela fait peut-être partie des opérations trop bien menées, et trop assurées du triomphe. Dix jours après sa sortie en librairie, le livre à quatre mains et deux ordinateurs de Michel Houellebecq et Bernard-Henri Lévy, Ennemis publics, marche «moins bien que prévu», comme on dit avec un sourire contrit dans les milieux de l'édition.

«On a tellement parlé de ce livre de BHL et Houellebecq dans les médias, on l'a tellement bien résumé, que les gens ont l'impression de l'avoir lu», ironise un éditeur parisien. 

Selon des relevés fiables, Ennemis publics se vendrait actuellement au rythme de 1600 par semaine. Un chiffre qui ressemble à un échec vu l'ampleur de l'opération concoctée par Flammarion et sa redoutable patronne, Teresa Crimisi.

Tout avait été préparé dans le plus grand secret. Flammarion, éditeur de Houellebecq, avait cherché dans le paysage un autre monstre sacré avec qui il correspondrait par courriel entre février et juin 2008. Le choix s'arrêta sur l'autre diva assoluta, côté essais, c'est-à-dire Bernard-Henri Lévy, qui accepta. Puis le bouquin fut «vendu sous X» aux libraires, c'est-à-dire qu'on leur annonça LE succès de la rentrée tout en gardant le secret sur le contenu et le nom des auteurs.

À la suite de fuites distillées au compte-gouttes, on sut à la fin de l'été que Houellebecq faisait partie du dispositif. Fin septembre, que l'autre était BHL. Mais black-out sur le livre lui-même et son contenu. Jusqu'au 3 octobre, où des extraits devaient paraître dans le Nouvel Observateur.

Petit couac de dernière minute : Libération met lamain sur le livre et en révèle le contenu le 1er octobre. On avance de deux jours la mise en place en librairie. Mais qu'importe, la machine est lancée.

On estime que les libraires, alléchés ou mis sous pression, ont passé commande de 130 000 exemplaires. Les deux «ennemis publics», qui dans leur échange s'estiment victimes de la haine et de la persécution de leurs contemporains, sont invités au journal télévisé de France 2 le dimanche soir (cinq millions d'audience), puis au très chic Grand journal de Canal ", puis à l'émission littéraire de Picouly sur France 2. Entre le 1 er et le 10 octobre, tous les quotidiens et hebdos consacrent de longs articles à l'événement de la saison.

Cadeau empoisonné?

Vu la personnalité controversée pour ne pas dire plus des deux auteurs, on pouvait s'attendre à un sérieux étripage sur la place publique. D'autant plus que les deux «ennemis publics» ne ménagent pas les journalistes et biographes qui, selon eux, les «persécutent» : pour Houellebecq, ce sont «des vésicules eczémateuses», «mes cloportes personnels», des «crapules» proches du nazisme, et même un «ténia»; pour BHL, des «biographes à gages», des «roquets», des «chasseurs de primes littéraires». Réaction des médias : certes, il y a des «excès» de langage un peu ridicules, mais dans l'ensemble «le tandem est bon», selon Libération. Pour Marianne, il y a dans ce livre «plus de feux que d'artifices». Ici et là, on signale que «les portraits de leurs pères respectifs sont touchants». Une quasi-unanimité, de gauche à droite et de la feuille intello au journal grand public, pour accorder la palme de la «sincérité» à cette correspondance.

La critique louangeuse serait-elle aujourd'hui un cadeau empoisonné, surtout pour un livre qui se voulait polémique? Alors que BHL et Houellebecq démarrent à 1600 exemplaires dans la semaine, l'autobiographie tranquille de Benoîte Groult en est à 5000, et le énième essai du champion de la résilience, Boris Cyrulnik, à 6000. Cherchez l'erreur.