Dans Le grand marin, Catherine Poulain nous fait découvrir à travers sa propre expérience la rudesse de la pêche en Alaska, les nuits écourtées, le froid et l'impitoyable vie de marin. Traduit en 11 langues depuis sa parution originale, l'an dernier, ce premier roman a remporté autant de prix littéraires et même obtenu une reconnaissance du milieu maritime. Nous avons rencontré l'auteure la semaine dernière, à l'occasion de son passage au Québec, pour évoquer les 10 ans qu'elle a passés au-delà de la dernière frontière, dans les années 90, avant d'être expulsée par l'Immigration et interdite de séjour. Retour sur une aventure hors du commun.

Le rêve de l'Alaska

«Il faudrait toujours être en route pour l'Alaska. Mais y arriver à quoi bon.» C'est ainsi que commence l'épopée de Lili, cette Française débarquée en Alaska pour pêcher. Après avoir voyagé en Asie, où elle pensait trouver la sagesse à 20 ans, puis travaillé dans des conserveries de poisson en Islande et des vergers dans les Cantons-de-l'Est, à la fin des années 80, Catherine Poulain a voulu aller «au bout de l'horizon, derrière "the Last Frontier"», écrit-elle dans Le grand marin. «En Alaska, j'ai eu le sentiment de me trouver, confie-t-elle. J'en avais entendu parler dans des voyages, et c'est resté dans mon esprit. Je m'étais fait un tel cinéma avec l'Alaska, et pourtant, quand je suis arrivée, c'était ça.» Tout y était: la lumière du Nord, si pure, la mer et, surtout, ce besoin de se battre pour survivre.

Face à soi-même

Alors qu'en France, Catherine Poulain n'a jamais réussi à se tailler une place sur un bateau de pêche - « On ne prend pas de femelles sur notre chalutier», lui disait-on -, les hommes n'avaient aucune réticence à l'embaucher en Alaska. «Quand les gars nous voient peiner et donner toutes nos forces, des fois les larmes aux yeux, et nous acharner, ils ont du respect.» Puis les liens se tissent: «On a vraiment l'impression de faire partie d'une famille. Quand on tombe tous épuisés sur nos couchettes, on est vraiment unis. Physiquement, on découvre qu'on a un deuxième souffle, un troisième, puis un quatrième, et que ce corps va toujours plus loin. Il n'y a que la nature à laquelle on puisse se confronter, et en se confrontant à elle, c'est à soi-même et à ses propres faiblesses qu'on fait face. Et pourtant, maintenant j'ai l'impression que ce n'était pas très dur», dit-elle.

Les cicatrices 

Dans Le grand marin, Catherine Poulain raconte comment une blessure à la main l'a forcée à rester à terre plusieurs jours, alors qu'elle se languissait de son bateau - le Rebel. Mais elle tait l'accident qui lui a mutilé la main pendant la saison de la pêche à la morue, sur le Kulshan, survenu un peu plus tard. «J'ai l'air d'une sauvage, dit-elle face au cliché la montrant avec une morue, mais j'étais tellement fière. C'est là que j'ai perdu mon bout de doigt, ajoute-t-elle en montrant la phalange manquante de son annulaire. En ramenant l'ancre, le soir, j'ai tiré et le doigt est parti. Sur le coup, je n'a rien senti. Je suis allée à Anchorage parce qu'ils devaient couper le bout, et en partant, j'ai dit au patron de m'attendre. Trois jours plus tard, je suis retournée sur le bateau.»

L'or rouge

De toutes les expéditions, la pêche au crabe est la plus périlleuse. Quand la mer de Béring se réveille, la boring sea (la mer de l'ennui), comme on la surnomme, peut être d'une fureur incroyable, explique Catherine Poulain. «L'océan est glacé, donc si on tombe à l'eau, on meurt très vite. Quand la mer est mauvaise, si les énormes casiers à crabes sont balayés sur le pont, ils écrasent le gars tout de suite. C'était assez fréquent aussi que des gars passent par-dessus bord après une lame.» Pendant les années 70, poursuit-elle, on pêchait beaucoup le crabe - c'était l'or rouge. «On donnait même de la cocaïne aux pêcheurs pour retourner sur le pont, des fois le pistolet sur la tempe.»

«On the rock» 

Quand les pêcheurs restent trop longtemps à terre et qu'ils en ont «marre de se saouler», ils disent: «I stayed on the rock too long», se remémore Catherine Poulain devant la photo d'elle sur le mont Pillar, qui surplombe Kodiak. «Comme les gens qui sont allés à la guerre, ils ont du mal à retrouver cette fièvre de la survie qui les porte.» Pour combler le vide et le manque, «se redonner ce sentiment d'extrême», ils ont coutume de se tourner vers l'alcool et la drogue. S'ensuivent des soirées d'excès, décrites dans le roman, passées dans les bars à boire jusqu'à en perdre connaissance.

Alcool et désolation

Sur la plage Egegik, dans une région où vit le peuple des Aléoutes, sur la mer de Béring, Catherine Poulain a découvert un petit village complètement ravagé par l'alcool, qui tombait en ruine, et une vieille bagnole pourrie où elle aimait bien aller dormir. D'un côté, il y avait la beauté de la plage, et de l'autre, la désolation, se souvient-elle, des traces de civilisation en lambeaux. Et pourtant, l'Alaska n'a jamais cessé d'exercer une fascination sur les jeunes des États des «lower 48», avec qui elle a souvent partagé une saison pendant la pêche au saumon. «On avait l'impression que pour eux, c'était comme un rite initiatique, comme pour leur père avant eux. Ils faisaient leur saison et après ils rentraient chez eux.»

L'enfance du métier 

Pour écrire Le grand marin, Catherine Poulain s'est replongée dans ses carnets de voyage. «J'écrivais pour me souvenir, ça m'aidait à me situer. Des fois, la vie est un tel chaos que ça permet de mettre un peu les choses en ordre.» Le livre, par contre, n'est que l'enfance du métier, précise-t-elle, s'étonnant encore de son grand succès. Après les trois mois qu'elle relate dans le roman, il y a le «vrai travail». « Et là, on découvre autre chose: la mort en direct.» La suite, cependant, n'est pas prévue pour bientôt. Peut-être, avec la distance, reviendra-t-elle sur ces années passées en Alaska. Et peut-être même retournera-t-elle un jour en Alaska, pour «toujours», ajoute-t-elle, une lueur dans les yeux à l'évocation de cette terre qui l'a tant fait rêver.

Image fournie par  Points

Le grand marin, de Catherine Poulain