Quand les gens lui disent qu'elle a du guts, Marie Larocque balaie le compliment d'un revers de main. Mais à l'instar de Jeanne, l'héroïne désarmante de son troisième roman, L'autre Jeanne, l'auteure nomade n'a pas peur de plonger dans le vide. Discussion avec une romancière qui n'a pas froid aux yeux.

Lorsqu'on l'a rencontrée, Marie Larocque ne tenait déjà plus en place. Voilà 10 mois qu'elle a posé ses pénates à Montréal - un record pour ces dernières années - après un voyage de huit mois en Asie. Viêtnam, Cambodge, Laos... se souvient-elle, songeuse, encore sous le charme de ses «incursions dans des mondes inconnus» où elle a fait de la moto pour la première fois.

«J'aime beaucoup voyager sur le pouce, un peu n'importe comment», dit-elle. Un peu comme Jeanne, aussi, cette jeune femme de 18 ans qui, peu après sa sortie d'un centre d'accueil, décide de partir en Europe sur un coup de tête dans L'autre Jeanne.

Il faut dire que Jeanne, au fond, c'est un peu Marie Larocque à son âge. «Toutes les histoires de voyage dans L'autre Jeanne sont vraies. Mais les histoires de famille sont inventées», précise-t-elle.

Son premier roman, Jeanne chez les autres, paru en 2013, était «tellement personnel» qu'elle avait renoncé à admettre qu'il était autobiographique. C'est pour s'en «libérer» que Marie Larocque dit avoir écrit Mémé attaque Haïti, publié deux ans plus tard et inspiré du blogue qu'elle tenait lorsqu'elle vivait en Haïti.

L'autre Jeanne, lui, est censé donner envie de se remettre en question. Pas nécessairement de partir, mais au moins de faire autre chose, souhaite l'auteure.

«Ce roman, c'est Jeanne qui veut être Jeanne. Son rêve de voyager n'est pas important. Elle pourrait rêver d'être n'importe quoi, mais on ne se permet pas tant que ça de faire ce qu'on veut. Comme beaucoup de gens, on commence par faire ce qu'on attend de nous. Et après, soit on décroche, soit on continue parce qu'on est trop loin.»

Devenir soi

Malgré les craintes de sa mère, Jeanne se déplace en auto-stop, dort dans la rue et profite des bons samaritains qui la prennent sous leur aile. Elle rencontre aussi des «twistés» qui lui feront de drôles de propositions, mais ne perd jamais sa répartie, racontant ses histoires avec curiosité dans son journal.

Après six mois à déambuler sur le Vieux Continent, la jeune femme commence à comprendre que la «vraie Jeanne» était ailleurs. «On dirait que je découvre un peu plus chaque jour la fille qui se cachait dans moi», écrit-elle. Elle devient plus forte, petit à petit plus certaine de ses convictions.

Au fil de ses rencontres, surtout, Jeanne n'éprouve jamais cette peur des autres. «La majorité des gens sont corrects, et ceux qui ne le sont pas, on va le sentir, estime Marie Larocque. Ça fait un peu "pensée magique", mais je pense que notre instinct est vraiment puissant et que l'éducation l'étouffe.»

L'auteure avoue d'ailleurs avoir toujours compté sur ce sixième sens. 

«J'ai eu des parents pas présents qui ne m'ont rien appris. Mais ils m'ont donné quelque chose que les autres se sont fait enlever : ils ne m'ont pas appris à avoir peur, ils m'ont conservé mon instinct en ne le détruisant pas. Et là, je les aime d'avoir été si mauvais.»

C'est ainsi qu'elle n'a jamais hésité à voyager seule avec ses enfants. «Au Sénégal, les gens étaient tellement surpris de nous voir qu'ils pensaient que je travaillais pour la CIA!», raconte-t-elle, un air de défi dans le regard.

Même si elle ne se croit toujours «pas si courageuse que ça», Marie Larocque mène sa vie comme elle l'entend, envers et contre tous. Lorsque l'une de ses filles avait 11 ans, elle l'a sortie de l'école pour faire le tour de l'Amérique du Sud - et ce, malgré une visite de la DPJ. «Il y a d'autres choses à apprendre aux enfants que des cours de piano ou de violon. Ma fille parlait quatre langues, mais elle n'aimait pas l'école. Ça ne sert à rien de forcer quelqu'un.»

«Il y a tellement de façons de vivre. Si tout le monde a sa méthode, je peux bien avoir la mienne», ajoute-t-elle.

Depuis octobre, elle habite dans le hangar d'un ami à Montréal. Elle n'a «pas de maison, pas de meubles, pas de linge». Ses cinq enfants tiennent le noyau familial et entretiennent cette solidarité familiale qui est née au cours de leurs nombreux voyages.

Aujourd'hui, elle a un peu moins «le goût de bouger», mais elle assure qu'elle ne passera pas un autre hiver à Montréal. «J'aime l'inconnu, j'aime être dépaysée. Quand je bouge, je redeviens vivante.»

Après avoir parcouru une cinquantaine de pays, elle hésite devant sa prochaine destination. Peut-être l'Inde, songe-t-elle, l'esprit vagabond. Mais jamais sans ses carnets - d'où sortira éventuellement un nouveau roman. «J'ai 150 romans de commencés. Un peu comme quelqu'un qui a une guit', et de temps en temps il fait une toune.» À Montréal ou ailleurs, il s'agira certainement d'une aventure à suivre.

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L'autre Jeanne. Marie Larocque. VLB Éditeur. 248 pages.

EXTRAIT : 

« Jeanne, on ne la connaissait plus vraiment, au fond. Presque quatre ans qu'elle avait quitté la famille, qu'elle côtoyait un monde qui leur était aussi étranger que l'Antarctique. Une droguée en plus. Jeanne l'épave. Tout de même, c'était surprenant. Jeanne la pure, qu'on disait d'elle quand elle était petite. Ça tenait autant à son air angélique qu'à ses cheveux bouclés et à sa phobie de tuer quoi que ce soit. Un insecte, une fleur, même un robineux, à ses yeux, tout méritait de vivre. Au fond, elle était un peu fêlée, la Jeanne, quand on y pensait bien. Incapable de faire la part des choses. »

image fournie par VLB

L'autre Jeanne, de Marie Larocque