Comment un canular né au Québec s'est-il transformé en un roman signé par un collectif de 18 auteurs romands appelé l'AJAR? Noémi Schaub, une des membres du groupe, rencontrée lors d'un passage récent à Montréal, nous a raconté l'histoire derrière le livre Vivre près des tilleuls et son héroïne, Esther Montandon.

L'AJAR

Née il y a cinq ans, l'Association de jeunes auteur-es romandes et romands (l'AJAR) réunit 18 auteurs qui se sont rencontrés lors de différentes remises de prix. «Nous sommes devenus amis, nous n'avions pas envie de retourner écrire chacun de notre côté, on s'est dit: "On va se mettre ensemble, ce sera plus rigolo", explique Noémi Schaub. Il n'y avait pas de manifeste, seulement le désir de travailler ensemble et de faire tomber l'ego dans un processus de création. Et puis de brouiller un peu les pistes. Au final, ça nous a beaucoup amusés.» D'où leur acronyme, qui rappelle le pseudonyme de Romain Gary, écrivain qui aimait lui aussi brouiller les pistes! «Quand on a compris que notre acronyme formait le mot "ajar", on a trouvé que le lien de cousinage nous plaisait bien», dit Noémi Schaub en souriant. Performances, oeuvres uniques et éphémères dans des formats particuliers, expositions, l'AJAR a laissé sa trace un peu partout. Mais c'est la première fois qu'un de ses projets est publié. «C'est aussi la première fois que tous les membres du collectif participent à un même projet.»

L'exposition

Il y a deux ans, le festival Québec en toutes lettres avait comme thème Doubles et pseudos et rendait justement hommage à Romain Gary. «On s'est dit: "On est obligés d'y aller". Ce thème-là, c'est pour nous.» Ainsi est né le personnage d'Esther Montandon, une fausse auteure suisse romande au coeur d'une exposition qui a été présentée pendant le festival, et à laquelle ils ont donné une date de naissance, de mort et une histoire. «On a cherché ce qui constitue une auteure et on a créé sa bio, des synopsis de ses livres, cherché des objets d'enfance, sa machine à écrire. On a aussi garanti sa présence sur internet avec une page Wikipédia.» Le résultat, dit Noémi Schaub, était totalement crédible. «Les gens ont vraiment marché.»

Le livre

En montant cette fameuse expo autour d'Esther Montandon, l'AJAR a senti le besoin d'écrire un vrai livre que les gens pourraient feuilleter. Les 18 auteurs se sont donc réunis un soir pour écrire ce roman en fragments qui raconte le deuil et la souffrance d'Esther après la mort accidentelle de sa fille Louise. «Nous avions un synopsis, des thèmes, chacun son tour avait son fragment à écrire, pendant environ une demi-heure chacun. On se lisait ce qu'on avait écrit et on se donnait des feed-back, ce qui nous a aidés à trouver, petit à petit, une voix qui aurait été difficile à imposer autrement.» Tout n'a pas été écrit en une nuit, bien sûr, et une équipe restreinte a travaillé aussi à peaufiner le tout, à couper les incohérences, à uniformiser la langue. Une fausse édition a ensuite été imprimée à 25 exemplaires.



La publication

C'est un peu par hasard qu'un des membres de l'AJAR a rencontré l'éditrice de Flammarion, Anna Pavlowitch, et qu'il lui a parlé de ce projet qu'elle trouvait «marrant». «Elle était curieuse. On lui a donné un des exemplaires de notre fausse édition, elle croyait qu'il était sorti pour vrai! Finalement, elle a été touchée par le livre, au départ, elle n'y croyait pas, mais elle a été convaincue et nous a proposé de l'éditer. Comme Ana est la fille de Paul Pavlowitch, qui a été le visage d'Émile Ajar pendant le temps qu'a duré le canular, c'était clair que le hasard était trop gros pour qu'on recule.» Comme le livre n'était pas destiné à être en librairie, du travail d'édition a encore été fait. «Quand j'ai relu mon fragment, j'ai constaté qu'il avait complètement changé. Ce qui est agréable et étrange dans tout ça, c'est qu'on perd totalement le contrôle sur le texte, et il faut l'accepter. C'était ça, le défi, qu'il y ait une unité de ton.» 

Esther Montandon

Que ce soit par le roman choral ou le recueil de nouvelles, les écrivains tentent souvent le livre à plusieurs voix. Les 18 auteurs de Vivre près des tilleuls, eux, ont fait le contraire. Ils se sont fondus en une seule, celle d'Esther Montandon, qui pour eux existe réellement et dont la bio figure au début du livre. «Dès qu'on a décidé que notre auteur fictif existait, c'était clair qu'on prendrait une femme. C'est ce qui est le plus probable: une auteure un peu oubliée, qui a connu un grand succès critique à son époque et qui n'est pas passée à l'histoire... C'est un peu cynique, mais c'est une manière de rendre hommage à toutes ces artistes femmes oubliées.» Noémi Schaub explique qu'Esther Montandon est une synthèse de quelques écrivaines suisses romandes des années 50. «Elles ne sont pas oubliées, il y a encore des thèses qui s'écrivent sur elles. Mais elles ne font pas partie du patrimoine culturel suisse romand, qui est composé essentiellement de François Bouvier, Blaise Cendrars et Charles Ferdinand Ramuz. Ce sont toujours eux qui vont être cités. Des dudes.» 

La suite

Si, pour les auteurs, leurs personnages existent toujours un peu, la relation qu'entretient l'AJAR avec Esther Montandon est vraiment forte. «On en a fait tout ce dont on rêvait, une féministe, qui a voyagé, qui a fait de la radio... Tout ce dont on avait envie.» Et comme elle est «intimement» liée au destin du groupe, elle continuera d'exister, affirme Noémi Schaub. Et au Québec, où elle est née, ont-ils des projets? «L'AJAR sera de retour au Québec en mars, normalement, mais rien n'est signé encore, précise l'auteure, qui a fondé l'an dernier la maison d'édition Paulette. «Un des buts de ma maison est de publier de la littérature québécoise sans passer par Paris. On connaît pas mal d'auteurs québécois, alors c'est facile de poursuivre cet échange. On adore Paris, mais on n'est pas obligés de passer par Paris.»

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Vivre près des tilleuls. L'AJAR. Flammarion, 127 pages.

Image fournie par Flammarion 

Vivre près des tilleuls, de L'AJAR