Quatre mois après la fin abrupte de sa collaboration au journal Le Devoir, Lise Payette publie un recueil de chroniques dans lequel elle revient sur les événements qui ont précipité son départ. La chroniqueuse, qui lance également un blogue, a des mots très durs à l'endroit du directeur du quotidien, Brian Myles, qui a refusé de publier une chronique dans laquelle elle ridiculisait le ministre de la Santé, Gaétan Barrette. La chronique en question est publiée à la fin du recueil intitulé Le sens du devoir. En entrevue à La Presse, Mme Payette revient aussi sur l'affaire Claude Jutra. Rencontre avec une femme de 85 ans qui est loin d'avoir dit son dernier mot.

Pourquoi n'écrivez-vous plus au Devoir?

On m'a mise à la porte de façon assez cavalière. Je ne conteste pas le droit du directeur de me mettre à la porte, c'est la façon dont ça s'est fait qui a fait mal.

Que s'est-il passé?

J'ai toujours écrit ma chronique pour Le Devoir le mercredi matin. Vers 13 h, la chronique est partie. Le jeudi à 19 h 30, j'ai reçu un courriel du directeur qui me disait qu'il y avait des dangers de poursuites dans ce que j'écrivais, et qu'ils avaient donc décidé de ne pas publier. J'étais étonnée, car ils avaient la chronique depuis le mercredi. Ils avaient eu le temps de la lire. [Il s'agissait d'une chronique dans laquelle Lise Payette critiquait le ministre de la Santé, Gaétan Barrette. Elle est publiée à la fin de son recueil.] Ils auraient pu me téléphoner et peut-être que j'aurais été d'accord pour faire quelques changements, même si je n'aime pas ça. Ils m'ont plutôt annoncé qu'ils allaient dire que je faisais relâche et que je serais de retour la semaine d'après. J'ai dit: «C'est un mensonge, je ne suis pas en relâche, vous avez un texte entre les mains», mais c'est ce qu'ils ont fait.

Le lendemain, j'ai reçu un appel du directeur [Brian Myles]. Je ne connais pas cette personne, je ne l'ai jamais rencontré. Il a commencé par me dire qu'il n'aimait pas beaucoup ma façon d'écrire. J'ai dit: «C'est bien dommage, ça fait neuf ans que j'écris pour Le Devoir et il n'y a jamais personne qui m'a dit ça.» J'ai ajouté: «Si vous cherchez un moyen de vous débarrasser d'une chroniqueuse, vous n'avez qu'à le dire.» Il a répondu: «Voilà, c'est fait!» Et il a raccroché.

Considérez-vous que vous avez été censurée?

Je ne peux pas répondre. Je ne sais pas, je n'ai rien d'autre comme information. La première semaine, j'ai pleuré. Je ne comprenais pas, je me disais qu'il aurait pu m'appeler et me dire: «Venez prendre un café, on va parler.» Il aurait pu me dire pourquoi ça ne marchait plus. Je suis capable de comprendre ça. Non. Rien.

Ensuite, j'ai reçu des demandes d'entrevue. J'ai dit: «Non, je ne peux pas en parler, je ne connais pas la raison.» Je me disais: «Je vais me taire et il va être obligé de s'expliquer, il va expliquer sa décision et on va passer à autre chose», mais ce n'est pas arrivé. J'ai attendu quatre mois en silence.

Plusieurs personnes ont cru que c'était à la suite de vos chroniques sur Claude Jutra qu'on vous avait montré la porte...

Mais non...

Alors pourquoi ne pas avoir parlé pour vous défendre?

Parce que je ne savais pas ce qu'on me reprochait. Comment fait-on pour se défendre de quelque chose qu'on ne connaît pas?

Revenons à cette chronique sur Claude Jutra dans laquelle vous vous portiez à sa défense, sans reconnaître que des gens étaient allés sur la place publique pour confirmer les propos du biographe Yves Lever. Pourquoi?

J'ai connu Claude Jutra quand j'avais 17 ans. Il en avait 18. On fréquentait un groupe étudiant. En même temps, mon ami Reynald, un jeune homme de Saint-Henri issu d'une famille très catholique et très croyante, découvrait son homosexualité. Ses parents ont voulu le faire interner. Il s'est suicidé. J'avais beaucoup de peine et j'ai partagé ça avec Claude Jutra. On a été assez proches; il me faisait des confidences à cause de ce que j'avais vécu avec Reynald. On était dans les années 50 et je lui disais: «Ce n'est pas facile, ce que tu vis, c'est dur.» Je me suis mariée et j'ai perdu Claude Jutra de vue. Je pensais qu'il était homosexuel et qu'il s'était assumé. Puis je l'ai eu en entrevue à l'émission du matin à la radio et j'ai essayé, en m'amusant, de lui faire avouer qu'il était homosexuel. On en a ri, mais il n'a pas répondu à ma question. Je ne l'ai plus revu sauf une fois, dans le hall du Théâtre St-Denis, et il était déjà atteint de la maladie d'Alzheimer.

Alors, quand j'ai entendu cet auteur que je ne connais pas expliquer qu'il avait écrit un livre sur Claude Jutra où il faisait état du fait qu'il était pédophile, j'ai pensé qu'il s'était donné les moyens de vendre un livre. Ensuite, j'ai entendu parler d'un Jean, une personne qui n'a pas de nom de famille et qui ne se manifeste pas... Je n'y croyais pas! J'ai écrit une chronique ce jour-là parce que je ne croyais pas à cette histoire.

Une autre personne s'est manifestée par la suite, mais ça ne m'a pas convaincue. J'ai voulu écrire une chronique dans laquelle je disais: «Voici l'ami que j'ai connu. Je garde cette amitié, vous ne me ferez pas perdre ça.» Je ne suis toujours pas convaincue que les personnes qui ont dit: «Moi, ça m'est arrivé»... que ce soit vrai.

Même le scénariste Bernard Dansereau qui a témoigné dans les pages de La Presse?

C'était un enfant. Est-ce qu'il a imaginé des choses? Je ne sais pas.

Faire le procès de quelqu'un qui est mort il y a 30 ans, j'ai trouvé ça odieux. Pour moi, c'est insupportable. Il n'est pas là pour se défendre et il n'y a personne pour prendre sa défense.

Vous écrivez dans la préface de votre livre que vous n'aviez pas d'atomes crochus avec Le Devoir, que vous ne vous entendiez pas avec Claude Ryan, que c'est un éditorial de Lise Bissonnette qui a en quelque sorte précipité votre départ de la politique. Pourquoi avoir accepté d'être chroniqueuse pour ce journal?

C'est fou, c'est mon sens du devoir qui m'a fait accepter ça. J'étais largement payée au Journal de Montréal: je gagnais 800 $ pour deux chroniques par semaine. Le Devoir m'appelle et m'offre des sommes ridicules: 175 $ en partant, puis, un an après, on me descend à 100 $. Pierre Karl Péladeau est venu luncher avec moi dans un restaurant de L'Île-des-Soeurs pour m'offrir de revenir au Journal de Montréal une fois le lock-out réglé et j'ai dit: «Je ne peux pas, j'ai donné ma parole au Devoir.» Je suis une personne de parole, je ne m'engage pas à les aider pour les abandonner par la suite.

Dans votre livre, vous souhaitez bonne chance au Devoir et vous ajoutez «malgré le directeur...». Pourquoi?

Je ne connais pas beaucoup de monde au Devoir, mais je connais quelques personnes. Or, aucune ne m'a passé un coup de fil ou ne m'a envoyé un petit mot. Rien. Le silence, probablement imposé. Parce que ce n'est pas vrai que personne ne m'aurait appelée. 

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Le sens du devoir. Lise Payette. Québec Amérique. En vente à partir du 7 septembre.

Image fournie par Québec Amérique

Le sens du devoir, de Lise Payette

Le directeur du Devoir réagit

«Les propos que Lise Payette me prête dans son livre sont erronés, ça ne s'est pas passé comme ça, affirme Brian Myles, directeur du Devoir, en entrevue. J'ai même un témoin pour le corroborer: ma rédactrice en chef Luce Julien, qui a assisté à l'entretien téléphonique. Je ne l'ai pas virée, je ne lui ai pas dit que je n'aimais pas la façon dont elle écrivait, je n'ai pas agi en sauvage»

Brian Myles assure que la véritable raison qui a mené Le Devoir à mettre fin à sa collaboration avec Lise Payette est la chronique sur le ministre de la Santé, Gaétan Barrette. Dans ce texte, Madame Payette décrit M. Barrette comme un ogre qui «mange ceux et celles qui le dérangent. Quand il réussit, écrit-elle, il fait miam miam... et il imite la poule pondeuse.» Plus loin, Lise Payette décrit le ministre de la Santé comme un être arrogant et méprisant qui a «procédé à la démolition à la hache d'un service public essentiel qui faisait l'envie de bien d'autres pays», ajoutant: «il est tellement évident que pour faire vivre les docteurs dans leurs bureaux, payer leurs assistantes et les frais encourus, il faut qu'il y ait assez de malades. [...] Les guérir, c'est forcément réduire les revenus des docteurs.» 

«Nous n'étions pas capables de vivre avec cette chronique, ce n'était pas ce qu'on attend du Devoir, soit la rigueur et l'exactitude des faits et non pas le délit d'opinion. Il était trop tard pour apporter des correctifs, alors nous avons pris la décision de ne pas publier. La conversation, nous l'avons eue le vendredi. Bien sûr, elle était vexée. La discussion a montré que nous n'avions pas la même vision et que c'était assez irréconciliable.»

Brian Myles jure qu'il a remercié Lise Payette pour sa contribution et qu'il lui a souhaité bonne chance dans ses futurs projets. «Elle m'a répondu quelque chose du genre: "Laissez faire vos boniments!" Ce n'est pas vrai que je lui ai raccroché au nez!»

Le directeur du Devoir dit avoir proposé à Lise Payette d'écrire une dernière chronique pour faire ses adieux à ses lecteurs, ce qu'elle aurait refusé.

Il rappelle aussi avoir défendu bec et ongles sa liberté d'opinion lors de l'affaire Jutra. «J'ai même reçu une volée de bois vert pour l'avoir fait.»

«Il y a quatre mois, j'ai gardé le silence, j'ai tout fait pour éviter qu'il y ait une affaire Payette sur la place publique et pour préserver la dignité et la réputation de Mme Payette, ajoute Brian Myles. Aujourd'hui, c'est elle qui me force à réagir.»

Photo fournie par la fpjq

Brian Miles, directeur du Devoir.