Dans l'iPhone de Marie Laberge, il y a des photos, des noms, des numéros et cette citation de Camus: «Ceux qui écrivent obscurément ont bien de la chance: ils auront des commentateurs. Les autres n'auront que des lecteurs, ce qui paraît-il, est méprisable.»

Marie Laberge me lance un sourire ironique de l'autre côté de la table vernie. Pour elle, vendre des livres, beaucoup de livres à des milliers de lecteurs, être un auteur populaire n'est pas un péché ni le signe d'une tare quelconque. C'est une grande fierté et un besoin vital. Tant pis pour ceux qui la snobent ou la jalousent, écrire des livres obscurs, très peu pour Marie Laberge. Et cela ne date pas d'hier.

Marie Laberge se souvient qu'elle avait 11 ans quand elle a commencé à écrire des histoires toute seule dans son coin malgré l'exiguïté de la maison familiale à Québec où ils vivaient à neuf.

Elle se souvient aussi de cette copine au secondaire. Sa mère avait détruit tous ses vinyles des Beatles, scandalisée par leur musique de dépravés. Pour la consoler, Marie lui a écrit un roman mettant en scène John Lennon, son Beatle préféré. L'engouement des autres amies autour fut tel que Laberge fut obligée d'écrire deux autres romans, un sur Paul et un dernier sur George, son préféré.

À 14 ans, Marie Laberge connaissait un premier succès littéraire dans les couloirs du collège Notre-Dame-de-Bellevue.

Force de la nature

Par-delà la baie vitrée de la salle de réunion des éditions Québec Amérique, un soleil d'automne explose en éclats dorés sur les pavés du Vieux-Port. Le matin même, des caisses de livres attendaient Marie Laberge à son arrivée chez son éditeur. Les caisses non pas de une, mais de deux nouvelles oeuvres: Ceux qui restent, un roman sur les endeuillés du suicide, et un essai, Treize verbes pour vivre, dans lequel, pour une rare fois, Marie Laberge nous parle d'elle-même à travers des verbes qu'elle a choisis.

Ce matin pour notre rencontre, Marie porte des leggings sur une tunique noire où cascade un collier de boules en argent. Elle aura 65 ans le mois prochain et elle est dans une forme splendide, aussi vive et enthousiaste qu'elle devait l'être en 1975 à sa sortie du Conservatoire d'art dramatique de Québec. C'était il y a 40 ans et c'est précisément ce quarantième anniversaire de vie professionnelle que Marie Laberge célèbre cette année.

Comment? En savourant chaque minute qui précédera et accompagnera la sortie de ses nouveaux livres, lancés hier. En participant à divers salons du livre puis en prenant le chemin de la banque. Non pas pour y encaisser son chèque de droits d'auteur, mais pour y récupérer son nouveau manuscrit. Celui sur lequel elle s'est mise à plancher immédiatement après avoir fini d'écrire Ceux qui restent.

«T'avais pas fini le dernier que t'en commençais un autre, que je lui lance d'un air ébahi. Tu m'épuises!»

Marie Laberge éclate d'un rire cristallin en avouant qu'elle est consciente qu'elle épuise bien du monde dans son entourage, y compris ses cinq soeurs, dont elle est demeurée très proche. «Personne ne pourra dire que je ne suis pas vaillante!», blague-t-elle.

Et comment! Cette force de travail, elle dit l'avoir héritée de son père, le premier prof laïc de latin et de grec du Québec, un homme qui rêvait d'être écrivain et qui n'a pu réprimer une pointe de jalousie en voyant sa fille réaliser son rêve à sa place.

Sauvetage

Un jour, il y a des années, Marie Laberge m'a raconté qu'à la suite d'une inondation dans son sous-sol où elle avait perdu lettres et écrits, elle avait pris l'habitude de déposer ses manuscrits à la banque. Elle le fait encore. Tout comme elle se lève à l'aube, «avant ses défenses», dans une maison louée au bord de la mer, pour écrire son premier jet à l'encre blue-black avec toujours la même plume Sheaffer.

Une fois le mot «fin» écrit, elle retranscrit tout à l'ordinateur. Mais un nouveau détail s'ajoute au récit. «Je dépose le manuscrit à la banque, mais tant qu'il y reste et que je ne l'ai pas recopié, je ne sais jamais s'il va survivre ou mourir.»

J'accueille cette dernière phrase avec un brin de scepticisme, en la mettant au défi de me trouver un seul manuscrit qu'elle a balancé aux poubelles. Elle cite celui d'une pièce qui ressemblait trop à une pièce qu'elle a mise en scène et c'est tout. «Tuer ses chéris» [«Kill your darlings»], comme le recommandait William Faulkner, n'est pas une activité qu'elle pratique.

Ses chéris, elle les sauve plutôt que de les détruire, comme en témoigne une oeuvre faite de douze romans, de trois recueils de lettres (Des nouvelles de Martha), d'une vingtaine de pièces, créées ici et reprises à l'étranger, d'une chanson pour Céline Dion et d'au moins un préambule de la Déclaration d'indépendance du Québec, comme celui que lui avait commandé feu Jacques Parizeau.

Suicide

Pour son nouvel opus romanesque, Marie Laberge a choisi de parler du suicide, mais pas tant du point de vue de celui qui s'est suicidé que des ravages que son geste a causés chez ses proches.

«Ce projet est né de mon sentiment qu'on s'attarde beaucoup au geste et peu à ceux qui restent, pris avec les dégâts et le sous-entendu que c'est un peu de leur faute, parce qu'ils ont fait mal à la personne qui s'est suicidée ou qu'ils n'ont pas fait assez pour l'empêcher de se tuer. Je n'aime pas du tout cette stigmatisation. Elle est d'une grande injustice. Ça m'indigne qu'on ne s'attarde pas plus au deuil terrible, violent, que les gens doivent vivre après le suicide d'un proche.»

Marie Laberge jure qu'elle n'a pas voulu écrire ce roman à la suite d'un suicide dans son entourage, même si elle a connu plusieurs gens qui se sont suicidés. Son roman se présente comme une sorte d'oeuvre chorale où trois des personnages s'expriment au «je» et nous livrent leurs pensées les plus intimes, tandis que pour les trois autres, c'est Laberge, la narratrice, qui prend le relais.

«Pourquoi? Parce que les personnages qui sont dans le déni ne peuvent pas prendre la parole et dans le suicide, croyez-moi, il y en a, du déni. Quant à Sylvain, le personnage du roman qui s'est suicidé, c'est voulu qu'on finisse par l'oublier. C'est son choix. Son geste. Il n'est plus là, alors arrêtons de l'habiller de toutes sortes de détresses qui sont les nôtres. Ce qui compte pour moi, c'est ceux qui ont choisi de vivre.»

Marie Laberge aime la vie par-dessus tout. Elle est animée par une immense énergie. Son écriture en est à la fois le prolongement et la soupape. Elle concède que si elle avait eu des enfants et un mari, elle n'aurait jamais eu une carrière aussi prolifique ni une oeuvre aussi abondante, mais elle ne s'en plaint pas. Elle voyage beaucoup et part chaque année six mois pour écrire au bord de la mer dans le Maine, aux États-Unis.

«J'ai une mosus de belle vie», s'écrit-elle. À l'approche de la cinquantaine, elle a craint un moment que la peur de vieillir s'empare d'elle. Pour la conjurer, elle a écrit Le goût du bonheur, une trilogie de près de 2000 pages qui s'est écoulée à 600 000 exemplaires. «L'écriture, s'enflamme-t-elle, c'est à moi. C'est mon terrain, ma liberté, ma force, ma faiblesse. J'y tiens plus que tout au monde.»

À ceux qui en douteraient, ce n'est pas demain la veille que Marie Laberge va ranger sa plume Sheaffer. Même au dernier jour du monde, Marie Laberge écrira encore.

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Ceux qui restent et Treize verbes pour vivre. Marie Laberge. Québec Amérique 502 pages et 236 pages.