Un recueil de nouvelles récemment traduit qui fait l'unanimité, un prochain roman sur les milliers de jeunes Américains qui ont fui au Canada pour échapper à la guerre du Viêtnam, mais d'abord l'écriture d'un récit sur ses nombreux voyages et mariages ainsi que quelques projets de films : à tout juste 75 ans, le grand écrivain américain Russell Banks ne ralentit pas le rythme ! Nous l'avons rencontré à l'occasion de son passage au festival littéraire Metropolis bleu, à Montréal, qui prenait fin dimanche dernier.

Quelques heures avant notre entrevue à Montréal, l'écrivain américain Russell Banks est sorti de sa maison de Lake Placid et a dû se résigner : oui, il allait devoir déglacer les vitres de sa voiture avant de partir pour le Québec, frimas tardif oblige !

Délicieusement ironique pour un auteur qui consacre certaines des meilleures nouvelles de son plus récent recueil (Un membre permanent de la famille, Actes Sud) aux fameux snowbirds qui fuient le froid. Oiseaux des neiges est même le titre d'une de ces nouvelles, où un couple de retraités américains nés dans les montagnes « tempérées » des Adirondacks se retrouve dans Miami la semi-tropicale !

« Plusieurs nouvelles portent effectivement sur des personnages plus âgés parce que j'atteins moi-même un âge où je vois la vie différemment, dit Russell Banks avec un grand sourire et 75 ans au compteur. J'éprouve certainement plus de sympathie et de curiosité pour cette tranche d'âge qu'auparavant. Mais je crois que je m'en tiens avant tout à ce qui m'a toujours intéressé dans l'écriture : raconter ce que vit un personnage pendant qu'il traverse une situation conflictuelle, avec des complications qui s'ajoutent afin que l'action progresse. »

DES CHIENS ET DES HOMMES

En fait, à la lecture d'Un membre permanent..., plus que les couples âgés, ce qui frappe l'imagination, c'est le nombre de chiens qui figurent dans le recueil de Banks : des chiens qui meurent, qui tuent, en quête de meutes ou à qui il faut trouver un gardien - sans compter un personnage qui porte carrément le surnom de « Big Dog ».

« Ça tient sans doute au fait que j'ai écrit ce recueil régulièrement pendant un an avec deux chiens à mes pieds, dans mon studio, estime l'écrivain. Mais je crois aussi que les chiens sont des animaux qui "lisent" particulièrement bien les êtres humains, nous sommes pour eux des devinettes relativement faciles à résoudre ! »

Il a d'ailleurs baptisé son nouveau chien de quelques semaines Rébus : c'est afin d'aller chercher ce chien mi-caniche, mi-golden retriever qu'il a quitté plus tôt Miami pour Lake Placid (il partage sa vie entre ces deux pôles, comme certains de ses personnages) et affronté cet hiver qui n'en finit pas...

QUATRE MARIAGES ET DES DÉPLACEMENTS

Il y a encore quelques mois, Russell Banks travaillait à l'écriture d'un roman sur les quelque 60 000 jeunes Américains venus s'installer au Canada pour éviter la guerre au Viêtnam, dans les années 60.

« Ils étaient jeunes, blancs, généralement bien éduqués, provenaient des quatre coins du pays... et la majorité d'entre eux ne sont jamais revenus aux États-Unis, ils se sont installés en majorité à Vancouver et à Toronto, raconte Russell Banks. Je sais que Pierre Elliott Trudeau ne fait pas l'unanimité chez vous, mais c'est quand même incroyable de penser que le premier ministre canadien de l'époque a refusé obstinément d'extrader ces jeunes déserteurs américains et qu'il a tenu tête aux présidents Kennedy et Lyndon B. Johnson. Il existait au Canada de véritables réseaux de soutien qui ont permis à ces jeunes gens de changer de vie. Et d'abord de la sauver. »

Russell Banks a toutefois mis ce projet de côté pour se consacrer à un récit plus autobiographique. « J'ai soudain eu envie de raconter mes déplacements au cours des années (Jamaïque, Liberia, Europe...). Et mes mariages. Je me suis tout de même marié quatre fois... Le titre ? Ce sera Voyager, comme le nom de la sonde spatiale américaine !

« C'est fascinant de voir à quel point certaines choses ont changé, reprend-il. J'ai eu quatre filles, et je vois bien que leur vie ne ressemble pas à celle de ma mère ni à celle de leur mère non plus. Mais d'autres choses demeurent : une de mes filles a adopté un petit Éthiopien. Il a aujourd'hui 7 ans, il vit à Los Angeles, il va dans une école privée où les classes sont multiraciales, il aime le monde entier... Mais il va grandir et devenir un jeune homme noir, ce qui est toujours dangereux aux États-Unis. Ma fille et mon gendre savent qu'ils vont devoir avoir avec lui la fameuse conversation, celle où ils vont lui expliquer comment se comporter, s'habiller, etc., pour ne pas avoir d'ennuis. »

C'est ce genre de réalité incontournable qui a inspiré Blue, la nouvelle la plus prenante - oui, avec un chien dans le décor - du recueil Un membre permanent de la famille... Car Russell Banks écrit et décrit une certaine Amérique, et même une Amérique certaine. D'elle-même ? Non, justement.

« C'est pour cela que ça me fait plaisir que certains de mes livres soient étudiés à l'université, explique l'auteur, lui-même issu d'un milieu difficile. Je sais que mon roman Sous le règne de Bone (1995), par exemple, fait partie du programme de lecture scolaire, que quelques-uns de mes livres ont pu ainsi pénétrer la culture générale. Et cela se double d'une excellente nouvelle, conclut Russell Banks avec humour, car, du coup, j'ai de plus en plus de jeunes lecteurs, le contraire serait catastrophique, n'est-ce pas ? »