«Toutes les entreprises intellectuelles et artistiques, plaisanteries, ironies et parodies comprises, reçoivent un meilleur accueil dans l'esprit de la foule lorsque la foule sait qu'elle peut, derrière l'oeuvre ou le canular grandioses, distinguer quelque part une queue et une paire de couilles.»

Un monde flamboyant, nouveau roman de l'essayiste et romancière new-yorkaise Siri Hustvedt, s'amorce sur cette éloquente citation qui révèle la perception qu'entretient son héroïne, Harriet Burden («Harry» pour ses intimes) à l'endroit de son giron: le circuit new-yorkais de l'art contemporain. Un univers aux codes subtils qui, malgré ses contours avant-gardistes, demeure une chasse gardée masculine qui se nourrit de l'attrait des dernières modes et de l'obsession pour tout ce qui fait bling-bling.

«Je voulais composer un personnage à la personnalité différente de la mienne, tout en incluant dans la construction du récit les différentes disciplines qui m'intéressent», partage Siri Hustvedt, jointe par téléphone, à son domicile de Brooklyn.

Dans les dernières années, Siri Hustvedt, l'auteure et poète, a étendu son champ d'intérêt analytique pour s'intéresser aux neurosciences - thème que l'on retrouve dans son passionnant essai Histoire de mes nerfs -, à la philosophie et à la critique d'art. Lors d'un précédent entretien avec elle, à la parution en février 2013 de la traduction française de son recueil Vivre. Penser. Regarder., la discussion avait tourné autour de son intention de «créer des ponts» entre les disciplines intellectuelles qui attisent sa vaste curiosité résolument teintée par une pensée féministe.

«Je suis très immergée dans les théories féministes et cette posture se sent dès les premières lignes du roman. Cela dit, il y a une grande part de parodie et de blague dans le roman, et cela inclut le sous-texte féministe du discours de Harriet», affirme Siri Hustvedt, qui se reconnaît comme une héritière de Simone de Beauvoir.

Complexe composite imaginé comme un collage d'articles, interviews, essais et lettres posthumes laissés par Harriet Burden, à sa mort en 2004, Un monde flamboyant jouxte dans le fil conducteur de la fiction les concepts théoriques qui animent la curiosité intellectuelle de son auteur.

«J'ai eu l'idée de tracer mon récit autour d'un personnage plus grand que nature, qui serait déjà décédé. Au-dessus du récit plane la présence académique de l'éditeur, qui agit comme un fantôme avec ses notes de bas de page et qui explore diverses disciplines. Celles-ci agissent comme des avenues, des perspectives diverses pour envisager les mêmes problèmes.»

La mère et l'artiste

Avec le personnage de Harriet, une artiste visuelle dans la cinquantaine dont les années les plus prolifiques sont derrière elle, Siri Husvedt dit avoir voulu «exposer le binaire de la mère et de l'artiste».

«Harry est une femme à l'intellect très puissant, dotée d'une grande passion. À travers elle, je voulais briser les archétypes de l'idéal corporel féminin et de la «mère nature», normalement associés à la femme, dans la culture occidentale», exprime Hustvedt.

Harriet l'artiste, mère de deux enfants et épouse d'un marchand d'arts à succès, agit comme illusionniste. Réduite à l'anonymat dans les dernières années de sa vie, elle décide de diffuser son travail par l'entremise de trois prête-noms masculins. Le premier, Anton Tish, est un bellâtre photogénique et bête, le second, Phineas Eldridge, un Noir gai extravagant et le troisième, Rune, la quintessence du macho.

Or, le plan de Harriet ne connaît pas le succès escompté... «La plupart du temps, c'est un homme qui habite le rôle de l'illusionniste. Harriet espère s'approprier du pouvoir en jouant ce rôle, mais les choses ne vont pas comme elle le souhaiterait. Elle finit par se saboter. Mais le plaisir, avec un tel personnage, c'est qu'elle est une de ces figures plus grandes que nature, pleine d'énergie, qui jamais ne s'arrête, ou s'enrage ou sombre dans la dépression. Elle est pleine d'une vie flamboyante et cela est très vivifiant.»

Intégrant des jeux de masques et de miroirs, Hustvedt s'inspire également du théâtre grec, introduisant la notion de perceptions et aussi le concept de la «foule qui regarde», dans l'esprit de Kierkegaard, qui selon Hustvedt était aussi «une figure qui renvoie à une ironie complexe.»



Mondes flamboyants

Pour Siri Hustvedt, la multidisciplinaire, la seule portion du roman ayant exigé une recherche aura été le développement de Sweet Autumn, un personnage qui épouse la pensée new-age. «Quand j'ai commencé à écrire le roman, la voix de ce personnage s'est imposée. Elle apparaît comme une hurluberlue, mais est en fait dotée d'une très grande sensibilité pour comprendre le climat émotionnel d'une pièce. En neurologie, on qualifie de "synesthésie" la condition de telles personnes qui prétendent lire les auras...»

Siri Hustvedt, qui voyage tout l'automne pour faire la promo de son roman ou pour livrer des conférences, a plusieurs autres projets en chantier. D'abord, un recueil d'essais sur divers sujets (dont la philosophie et la psychiatrie) et un autre roman qui mijote dans son esprit. «Je veux explorer la notion du temps et de la mémoire.»

Ses lecteurs se montrent fidèles à son esprit aiguisé, qui sollicite la rigueur tout en gratifiant l'intelligence. Siri Hustvedt n'a pas fini de briser les frontières entre les domaines de la connaissance et de la création. En ce sens, ses écrits sont, en soi, des mondes flamboyants.

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Un monde flamboyant. Siri Hustvedt. Actes Sud. 400 pages.