Un mot peut changer le monde, m'annonce Dominique Demers dans sa cuisine nickel au pied de la montagne, où elle m'a conviée en plein été des Indiens. Lorsqu'elle m'a ouvert la porte, j'ai à peine eu le temps de la saluer que Timothée, un chiot de la taille d'un bibelot ou d'une pomme, me sautait dessus. Elle a essayé de le calmer, mais sans trop de conviction, comme si le dressage de chiots était le cadet de ses soucis, avant de me précéder dans sa cuisine baignée de lumière.

Elle portait pour l'occasion une longue robe noire évasée et un ceinturon en argent. Elle était pieds nus, les cheveux courts platine, les yeux bleus pétillants sous un sourire perpétuel qui souligne autant l'ampleur de son optimisme qu'il masque l'immensité de ses chagrins.

Ceux-ci ont été déclenchés par une série de douloureuses épreuves arrivées en peu de temps, allant de la mort subite de son ex-mari, qui l'a dévastée, en passant par la découverte de son cancer à l'approche de Noël, il y a six ans, à la mort de son père l'an dernier à Noël et à un grave accident de vélo pour lequel elle a été maintes fois opérée et qui l'empêche encore d'avaler des kilomètres d'asphalte comme autrefois.

Bref, on ne peut pas dire que la vie a été tendre avec Dominique Demers. Pourtant, en versant le thé dans de délicates tasses en porcelaine aussi féminines que leur propriétaire, elle m'a répété qu'un seul mot peut changer le monde et le rendre plus beau. Un seul? Vraiment?

Pour m'en convaincre, elle en a pigé un, mais pas vraiment au hasard.

«Prenons le mot "courir". Eh bien, pendant un mois après ma mastectomie partielle, raconte-t-elle, je me suis entraînée en course à pied. Je faisais tous les jours le même trajet de sept kilomètres. Je commençais à courir depuis mon condo jusqu'au parc La Fontaine. Et tous les jours, je faisais le même arrêt à l'hôpital Notre-Dame pour des séances de radiothérapie avant de repartir à la course chez moi.»

«Le seul fait de me dire chaque jour que j'allais courir plutôt qu'à des séances d'irradiation, dans mon esprit, ça changeait tout. Je n'étais plus dans la souffrance de la maladie. J'étais dans le plaisir de la course à pied.»

Assise sur un divan en velours tapé fin XIXe siècle, j'écoute Dominique Demers avec un mélange de fascination et d'effroi. Fascination devant cette athlète et force de la nature, capable de faire de la course à pied entre deux séances de radio ou de grimper la côte Camilien-Houde à vélo tous les jours en dépit de son accident. Quant à l'effroi, il vient de la réalisation que même une force de la nature comme Dominique Demers n'échappe pas aux statistiques du cancer du sein.

Il y a six ans, en tournée de promotion pour un livre à Paris, Dominique Demers a découvert en palpant son sein gauche une masse suspecte de la taille d'un raisin. Elle a su immédiatement ce que c'était. Trois mois plus tôt, elle avait passé une mammographie où tout semblait normal, preuve que les mammos ne sont pas toujours les meilleurs outils de prévention.

Un cancer nommé Igor

De ce cancer qu'elle dit avoir attrapé comme d'autres attrapent une grippe, elle a tiré beaucoup d'angoisse et de souffrance, mais aussi un livre lumineux et touchant rempli d'humour: Chronique d'un cancer ordinaire: ma vie avec Igor, qui vient de paraître chez Québec Amérique.

«J'ai commencé à l'écrire cinq ans jour pour jour après mon diagnostic de cancer, mais une fois terminé, je l'ai retenu pendant un mois en me demandant si j'aurais envie de lire un autre livre sur le cancer. Il y en a tellement. Ce qui m'a finalement décidée, c'est le désir d'informer les gens. Il y a des choses dans le système qui méritent d'être sues. Les écrire, c'est aider les gens à faire des choix éclairés si jamais Igor débarquait dans leur vie.»

Igor, c'est bien entendu le nom dont elle a affublé son cancer. Le nom d'un gros méchant que l'on pourrait facilement retrouver sur la route de la mystérieuse Mademoiselle C, un des plus populaires personnages de sa série de romans pour enfants. Sauf qu'Igor était un monstre pour adultes que Dominique Demers attendait comme un mauvais sort, depuis longtemps.

«Il y a eu beaucoup de cancers dans ma famille. Chez mes tantes, mes cousines, ma propre mère qui en est morte. Je savais qu'un cancer de type héréditaire me guettait et qu'il arriverait tôt ou tard, mais en fin de compte, c'est un cancer hormono-dépendant dont j'ai souffert et qui n'avait rien à voir avec l'hérédité. C'est bien pour dire.»

Tsunami de peine

Dans Chronique d'un cancer ordinaire, Dominique Demers écrit: «Je pense connaître le moment précis où Igor est né... Dans ma petite tête, il me semble clair que certains cancers ont des racines plus émotives que d'autres... Un an avant qu'Igor n'explose dans mon sein gauche, j'ai vécu le deuxième pire drame de ma vie, le premier étant la mort de ma mère à 14 ans. L'homme avec qui j'avais partagé presque la moitié de mon existence est décédé subitement en grimpant une côte à vélo. J'ai eu l'impression qu'on venait de m'annoncer la fin du monde.»

Cet homme, c'était le père de ses enfants, qu'elle avait quitté quelques années avant. Sa disparition subite a déclenché chez elle un tsunami de peine et un cataclysme cellulaire qui, selon elle, ont pavé la voie à Igor.

La théorie voulant que les chocs traumatiques engendrent des cancers n'est pas nouvelle. Mais Dominique Demers l'écrit avec tant de simplicité et d'élégance qu'on a envie de la croire.

En même temps, elle fait preuve d'une bonne dose de discrétion en évoquant son cancer. Non seulement refuse-t-elle de s'apitoyer sur son sort, mais elle n'accable pas vraiment le système de santé qui, dans son cas, a parfois été défaillant. Et si elle se plaint de la froideur de certaines «sorcières» qui oeuvrent au sein du système, elle ne manque pas de célébrer les fées de ce même système qui ont mis un baume sur son angoisse et ses souffrances.

«Ma cause, plaide-t-elle, ce n'est pas le cancer. Ma cause, c'est les livres illustrés pour enfants. Quand j'ai entendu le ministre Bolduc affirmer qu'il y avait bien assez de livres dans les bibliothèques des écoles, ça m'a rendue folle. J'ai eu l'envie de l'asseoir devant moi et de lui lire une histoire. On dirait qu'il y a un pas en culture qu'ici au Québec, on ne fait pas. Résultat: on fabrique des non-lecteurs et ça me désole.»

Même si elle ne partira pas en croisade pour la lutte contre le cancer, elle avoue que la maladie l'a changée à jamais. «J'ai toujours vécu ma vie avec beaucoup de gourmandise et d'intensité et je me dis que si le Bon Dieu devait venir me chercher, j'aurais le sentiment en quelque sorte de l'avoir fourré tant j'ai vécu. Reste que comme je n'ai pas envie de passer le reste de ma vie avec la peur du retour d'Igor, il faut que j'accepte la mort. Et accepter la mort, c'est vivre autrement et ré-épouser la vie tous les jours. Avant, je voulais gagner des prix, être remarquée pour mes livres. Aujourd'hui, je veux simplement que mes livres soient bons et qu'ils durent.»

Avant de quitter Dominique Demers et de l'abandonner à l'histoire en jachère sur son ordinateur devant la fenêtre, je lui demande comment elle entrevoit l'avenir. Elle me répond que l'avenir, c'est l'instant présent. Une fois de plus, avec un mot ou deux, elle vient de changer la configuration de son monde.

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Chronique d'un cancer ordinaire. Dominique Demers. Québec Amérique 192 pages.