Fondations, campagnes de sensibilisation, engagements électoraux, la lutte contre l'intimidation est depuis plusieurs années une préoccupation sociale. Des romans y font écho ces jours-ci en donnant la parole à ceux qui en sont victimes, des deux côtés de l'Atlantique. En France, En finir avec Eddy Bellegueule, récit autobiographique d'Édouard Louis, est le succès-surprise de la saison littéraire. Au Québec, Eux, percutant roman pour ados de Patrick Isabelle, secoue les lecteurs. Un sujet douloureux, et des livres qui le sont tout autant. Les auteurs nous en parlent.

Paru début janvier en France, En finir avec Eddy Bellegueule connaît un grand succès critique et public. Ce premier roman d'Édouard Louis, âgé de 21 ans, raconte son enfance dans le milieu ouvrier d'un village du nord de la France, l'intimidation dont il fut victime à cause de ses airs «efféminés», et l'arrachement à cette classe sociale de laquelle il aurait bien pu rester prisonnier.

«Beaucoup de lecteurs me disent s'être reconnus dans le livre, raconte Édouard Louis, joint par téléphone, la semaine dernière, alors qu'il se trouvait à Grenoble pour une séance de dédicaces. Ce sont des réactions qui me touchent énormément.»

Le début de son roman donne d'emblée le ton de l'autobiographie qui va suivre: «De mon enfance je n'ai aucun souvenir heureux», écrit le jeune écrivain, précisant aussitôt que «la souffrance est totalitaire: tout ce qui n'entre pas dans son système, elle le fait disparaître». Suit le récit des crachats et des coups, ceux de deux élèves plus âgés qui l'abordent d'un «c'est toi, le pédé?» et feront de lui leur souffre-douleur quotidien.

Une victime, Eddy Bellegueule? L'écrivain ne prononce jamais le mot. Au contraire, même: «Je me faisais le meilleur allié du silence, et, d'une certaine manière, le complice de cette violence», écrit-il. Au téléphone, Édouard Louis confirme: «Un aspect, dans la violence et dans la domination, et sur lequel j'essaie de réfléchir pour ne pas être trop manichéen, est la participation des dominés à leur propre domination.»

Transfuge de classe

Édouard Louis parle désormais la langue de la sociologie, discipline qu'il étudie à la prestigieuse École normale supérieure, à Paris. Son influence principale est la pensée de Pierre Bourdieu, dont le nom revient souvent sur ses lèvres. C'est que la lecture du très marquant Retour à Reims, de Didier Eribon, sociologue et proche ami de Bourdieu, s'est avérée fondamentale pour lui. En finir avec Eddy Bellegueule lui est d'ailleurs dédié, et s'inscrit dans la lignée du récit autobiographique d'Eribon, homosexuel relatant sa rupture totale avec son milieu d'origine, avant d'y revenir après la mort de son père.

Le roman d'Édouard Louis se situe dans cette veine qui, d'Annie Ernaux à Didier Eribon, a pour projet littéraire de dire la violence sociale et la condition de transfuge de classe. Mais l'écrivain précise: «Ce n'est pas Eddy qui a eu honte de son milieu social, mais le contraire, un monde social où les valeurs viriles priment, la masculinité, même chez les femmes, un monde qui a eu honte de cet enfant», explique Édouard Louis.

L'écrivain montre son village sous un jour cru: le décrochage scolaire, la fatalité du travail à l'usine, les corps brisés par les tâches aliénantes, l'humiliation de la pauvreté. Mais aussi les bagarres des hommes qui ont trop bu, la haine des «crouilles» [les immigrés maghrébins] et des «pédés», les femmes battues par leur conjoint, la saleté des intérieurs... Un portrait dont il assume la noirceur: «Ces images de la grand-mère qui fait des gâteaux, les cabanes dans les arbres, toutes ces images, j'avais l'impression qu'elles étaient déjà présentes à la littérature, ce n'était pas là mon projet littéraire. Écrire, c'est aussi sélectionner», indique-t-il, justifiant le terme «roman» accolé au titre de son livre.

La fuite, un acte révolutionnaire

Pour restituer le parler de son milieu, il a enregistré sa mère et sa grand-mère avec un dictaphone. Dans le texte, il reproduit en italique cette langue «à la syntaxe défaite, la langue de ceux qui ont été exclus du système scolaire». Ce fut la plus grande difficulté du travail d'écriture, pour «faire du littéraire avec le non-littéraire» parce que, remarque-t-il, «quand on n'a que cette langue-là, on n'apparaît pas comme un poète. Le style en littérature, ça reste un principe de violence, c'est ce qui s'oppose au langage commun, il y a une distinction de classe qui se joue dans le style».



Tous les détails de la vie intime étaient-ils nécessaires, au risque de blesser sa famille? «Ce qu'on renvoie du côté du privé, c'est ce dont on ne veut pas entendre parler. Quand les homosexuels ont revendiqué des droits, on a dit que c'était une affaire privée, que ça n'avait rien à faire en politique, de même pour les droits des femmes.»

Écrivain politique, Édouard Louis veut l'être absolument. Et il l'est, refusant les «rappels à l'ordre», les avis «conservateurs, réactionnaires» de ceux qui l'accusent de renier son milieu. Pour lui, «la fuite n'est pas lâche ni facile. C'est un acte révolutionnaire. Fuir, c'est s'inventer autrement».

Depuis quelques mois, Édouard Louis travaille à un autre roman. Avec le projet, toujours, de «déplacer le regard pour montrer d'autres réalités»: «Je ne cesse de m'étonner de la violence du monde, et de ce qu'on la voie si peu. Mon travail d'écriture, j'aimerais qu'il serve à cela, à dire la violence invisible, dissimulée.»

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En finir avec Eddy Bellegueule. Édouard Louis. Éditions du Seuil, 219 pages.