Infatigable défenseur d'une certaine idée de la littérature, l'écrivain et éditeur chez Grasset Charles Dantzig est de retour avec un autre essai dynamique et heureux, qui veut démontrer que les chefs-d'oeuvre sont des alliés dans la tourmente populiste et la forme, une arme contre tous les pouvoirs. Entretien avec un passionné.

Q: Après la lecture de votre livre, on se dit qu'on ne peut parler de chef-d'oeuvre sans parler d'amour. La sensibilité esthétique du lecteur est pour vous plus importante que son intelligence ou son érudition.

R: Oui, c'est une forme d'amour. Ce qui me frappe avec la très bonne littérature et avec les chefs-d'oeuvre, c'est qu'on les lit moins pour le livre lui-même que pour son auteur. On aime les livres de Stendhal non seulement parce que ce sont de beaux livres, mais aussi parce que derrière il y a Stendhal, et que c'est écrit d'une manière si personnelle et si unique qu'on éprouve de l'amour pour ça. Il y a une question de sentiment là-dedans évidente, à mon sens.

Q: Vous avez écrit le Dictionnaire égoïste de la littérature française, Pourquoi lire?, Du populisme en littérature. D'où vous vient cette envie de défendre une certaine idée de la littérature? A-t-elle besoin d'une défense ou alors défendez-vous plutôt les lecteurs?

R: Je pense que les lecteurs n'ont pas besoin d'être défendus, car, au fond, ils sont intelligents. Je défends la littérature, car je crois que nous vivons à une époque dangereuse où la littérature est menacée. Et je ne suis pas du tout paranoïaque. On vit une époque de crise importante dans tout l'Occident - d'ailleurs dans le monde entier - et toute crise éveille des populismes. En période de crise, on cherche des boucs émissaires et l'un des boucs émissaires en ce moment, c'est la littérature, dans le sens où elle est une forme. Le travail de forme, qui est l'essentiel de ce que peut apporter la littérature, est en ce moment très attaqué. C'est dangereux parce que la littérature nous protège des populismes en particulier, et du pouvoir en général. Car le pouvoir, pour moi, c'est l'informe. Pasolini a dit: «Rien n'est plus anarchiste que le pouvoir, il peut faire tout ce qu'il veut.» Je pense que le pouvoir fait ce qu'il veut précisément parce qu'il travaille dans l'informe. Et la littérature est dangereuse pour le pouvoir parce que la littérature, ça cherche à donner une forme. Les gens très puissants, l'informe, ça les arrange parce que, dans l'informe, les individus sont désemparés.

Q: Le grand danger, c'est qu'on confonde le divertissement et la littérature. On se fait accuser d'élitisme lorsqu'on défend la forme.

R: Vous avez raison. On m'a dit à la télévision que j'étais un élitiste parce que je citais des auteurs latins, alors que voilà, les auteurs latins, ce n'est pas plus compliqué que les auteurs grecs, chinois ou japonais. Ils ont 2000 ans, mais ils sont aussi bons maintenant et je sentais bien que me faire traiter d'élitiste, c'était presque pire que pédophile! Alors que moi, je le dis souvent, je suis élitiste pour tout le monde. Tout le monde a accès aux chefs-d'oeuvre. Il y a la confusion des genres, où la conception de la littérature comme divertissement et comme distraction revient très fort. Et ça aussi, c'est un effet de la crise, c'est assez humain d'ailleurs. En Europe, les gens ne vont pas bien, il y a du chômage, on veut se distraire de ça et on veut que la littérature soit une distraction. Vous savez, au moment de la crise de 1929, quand le président Roosevelt faisait travailler des écrivains, ce n'était pas pour leur faire faire des comédies légères pour distraire les gens, c'était pour dire des choses sérieuses. Voilà, il y a cette double attaque du populisme et du divertissement et, d'ailleurs, les populistes sont pour le divertissement. C'est frappant, ce mélange de pouvoir et de volonté de distraire les gens.

Q: Vous écrivez que le chef-d'oeuvre est en quelque sorte un miracle, que sa particularité est qu'on ne l'attend pas, qu'il est unique, toujours nouveau, toujours jeune, et crée son propre critère, ce qui l'oppose à la notion de classique.

R: Oui, la notion de classique pour moi est une notion inventée par l'ordre pour mettre la littérature au garde-à-vous. Tout d'un coup, ça veut dire que tout le monde doit se taire et admirer. Mais qu'est-ce que ça veut dire, le mot «classique» ? On parle d'une période très précise de la littérature européenne, l'âge classique, mais comme le disait Valéry Larbaud, ces classiques-là étaient révolutionnaires, c'était des gens qui renversaient les codes littéraires d'avant. Le classicisme est une notion fausse utilisée par l'ordre. Le chef-d'oeuvre est quelque chose d'à la fois individualiste et jeune. J'insiste sur le mot jeune, parce que le classique est une notion de vieux et le chef-d'oeuvre, une notion de jeune. Je dis ça parce que la jeunesse est aussi très attaquée en ce moment. Je trouve très frappant de voir que la forme est attaquée et, en même temps, qu'on attaque la jeunesse. On est entrés dans un monde de vieillards qui veulent conserver le pouvoir. Le chef-d'oeuvre est l'incarnation de la jeunesse, il ne ressemble pas à ce qui l'a précédé, c'est une espèce de jeune homme ou de jeune fille mal élevé parce qu'il dit des choses qui n'ont pas été dites avant et surtout d'une façon qui n'a jamais été utilisée auparavant. Cette espèce de côté anarchiste du chef-d'oeuvre, c'est très gênant pour l'ordre.

Q: Mais vous vous opposez à l'idée de perfection, car la perfection tue. Et c'est une idée souvent admise que le chef-d'oeuvre est quelque chose de parfait.

R: Je ne pense pas, car pour moi, la perfection, c'est la mort. Je pense que rien n'est plus parfait que la mort. Un squelette, c'est la perfection, tout est lisse, blanc, mais c'est mort. Quel que soit le chef-d'oeuvre, il y a une imperfection. Et cette imperfection montre que les chefs-d'oeuvre sont faits par les hommes, pas par les dieux. Loin d'être ces objets de perfection divine, ils sont proches de nous.

Q: Le problème avec le mot «chef-d'oeuvre» est qu'il est intimidant. On craint de l'utiliser dans «ce pauvre présent méprisé parce qu'il est nous», comme vous l'écrivez, et nombreux sont ceux qui pensent que le temps des chefs-d'oeuvre est révolu. Vous ne croyez pas à ça.

R: L'époque est affreuse, il faut se battre, mais je ne suis pas du tout dans le raisonnement de certains de mes confrères qui disent que tout est fini, que les gens ne savent plus lire, que la littérature est morte, etc. Je ne crois pas que c'est vrai. Il apparaît sans arrêt de bons livres, les gens écrivent toujours, les gens aiment toujours lire et les gens veulent écrire. On idéalise le passé, vous savez. Avant, c'était aussi dégueulasse que maintenant, sauf que c'était dégueulasse différemment. Et on oublie ça. On veut toujours donner les chances au passé et à la mort. Mais on est vivants! Il faut donner du courage aux jeunes lecteurs et aux jeunes écrivains aussi, leur dire que tout n'est pas perdu. C'est ce que, entre autres, j'espère que mon livre sert à dire.

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À propos des chefs-d'oeuvre. Charles Dantzig. Grasset, 272 pages.