Michael Ondaatje, auteur du Patient anglais, romancier d'origine sri-lankaise établi au Canada depuis 50 ans, lauréat du Booker et du Médicis, sait transformer et forger le territoire des souvenirs dans une fiction magique nourrie par son parcours d'immigrant. La table des autres (traduction française de The Cat's Table, paru en 2010 et finaliste au prix Giller) est une reconstitution poétique de sa propre traversée solitaire, à 11 ans, de Colombo à Londres.

LA PRESSE: Pourquoi avez-vous décidé de raconter cette histoire, tant d'années après cette traversée sur ce paquebot parti du Ceylan et arrivé à Londres?

Michael Ondaatje: Il y a quelques années, mes enfants ont voulu savoir comment je suis arrivé en Angleterre, quand j'étais enfant. Ils ont été consternés d'apprendre que j'ai fait le voyage seul, sur un navire. Par conséquent, cela m'a moi aussi choqué, mais j'ai aussi transformé ce choc en matière pour une histoire à inventer et à raconter.

Q Le personnage de Mynah possède les qualités typiques d'un héros enfantin. Votre intention était-elle de raconter un rite de passage?

R Non, ce n'était pas mon intention. Mais je crois qu'en effet, le roman est cela, en partie.

Q Comment avez-vous imaginé ce paquebot et inventé ces personnages excentriques et énigmatiques?

R J'ai d'abord inventé le personnage du garçon et, graduellement, des personnages ont fait leur apparition. Il y a d'abord eu les deux autres garçons, et puis les gens à la «table des autres». Au départ, je croyais qu'il s'agirait d'un récit solitaire sur un garçon perdu et effrayé. Mais soudainement, il est devenu social et occupé, comme s'il se trouvait dans des scènes comiques à la française, avec un aspect de danger.

Q À mi-chemin dans l'écriture, vous avez acheté une place sur un transatlantique. Comment cette expérience a-t-elle influencé votre écriture?

R Environ six mois avant d'avoir terminé mon livre, j'ai décidé de prendre un paquebot de New York à l'Angleterre, afin d'essayer de me remémorer l'atmosphère d'un gros navire. Je n'avais pas eu cette expérience depuis l'âge de 11 ans. Dès le moment où je suis monté à bord, je suis redevenu enfant et je n'ai parlé à personne: je me suis alors contenté d'observer les autres passagers, comme si j'avais 11 ans. Rendu là, j'avais à peu près terminé le livre, alors ce voyage n'a pas vraiment modifié mon travail. C'était cependant une satisfaction personnelle. J'étais aussi séparé des adultes que le garçon sur le navire de mon roman.

Q Avez-vous trouvé une «table des autres» comme celle de votre roman?

R Non, pas du tout. Je me rappelle que les gens à la table qui m'était assignée n'avaient rien de mes personnages. J'ai donc évité de m'asseoir à cette table, préférant manger seul au café.

Q Mynah et ses copains sont des enfants plutôt espiègles, curieux, voire anarchistes... S'agit-il de la pure fiction?

R Hélas, oui. Ils sont probablement plus mal élevés et surtout plus braves que je l'ai été!

Q Pour Mynah, cette traversée est un événement crucial qui change le reste de son existence. Croyez-vous que ce genre d'expérience est un dénominateur commun pour plusieurs immigrants?

R Je suis convaincu qu'immigrants ou non, nous vivons tous ce genre de moments qui, dans nos vies, prennent des dimensions symboliques ou cruciales. Je n'étais pas conscient que cette période était importante pour moi, et peut-être ne l'a-t-elle pas été. L'acte de le raconter, cependant, a été ce qui l'a rendue importante.

Q Êtes-vous déjà retourné sur les lieux incroyables qui ont marqué cette traversée?

R Non, jamais. Mais une fois l'écriture du roman terminée, c'est devenu une traversée imaginaire, et j'ai aussi inventé les lieux.

Q Une telle aventure de trois semaines à bord d'un paquebot a quelque chose de très romantique (et de franchement anachronique). La table des autres est-elle un hommage au mystère et à la poésie perdus du voyage, à notre époque de déplacements rapides?

R Ça l'est devenu. Notre façon contemporaine de voyager est souvent solitaire. Le texto et le courriel sont souvent de la partie. L'égarement est devenu difficile. Mon roman est donc un hommage à ce genre d'aventures qu'entreprenaient, dans les années 20 jusqu'aux années 50, ceux qui partaient de l'Asie pour aller jusqu'en Europe. J'ai rencontré plusieurs personnes qui avaient pris part à de telles traversées.

Q Est-il exact d'affirmer que pour Mynah, le passage de l'enfance vers l'âge adulte arrive aux environs du canal de Suez? Si oui, pourquoi avoir choisi ce lieu?

R Le canal de Suez semble devenir le «chat de l'aiguille», comme je le mentionne dans le livre. C'est ainsi que j'ai imaginé le saut vers l'âge adulte des garçons, comme s'ils étaient passés à travers une lentille.

EXTRAIT DE LA TABLE DES AUTRES

«Larry Daniels était de ceux qui mangeaient avec nous à la table des autres. Massif, musclé, il avait toujours une cravate, toujours les manches retroussées. Né dans une famille bourgeoise de Kandy, il était devenu botaniste et consacrait une grande part de sa vie à étudier les forêts et les plantes à Sumatra et à Bornéo. C'était son premier voyage en Europe. Au départ, tout ce que nous savions de lui, c'était qu'il était fou amoureux de ma cousine Emily qui ne lui accordait pas la moindre attention. En raison de ce manque d'intérêt, il avait pris son temps pour rechercher mon amitié. Je suppose qu'il m'avait vu rire avec elle et ses amis près de la piscine où l'on trouvait en général Emily. Mr Daniels me demanda si je voulais voir son «jardin» à bord du bateau. Je proposai d'emmener mes deux acolytes, et il me donna son accord, bien qu'à l'évidence, il eût préféré être seul avec moi afin de pouvoir m'interroger sur les goûts de ma cousine.»