Il ne sert à rien de s'encombrer de bagages quand on se lance dans un roman d'Éric Dupont, qui est toujours une invitation au voyage. Il faut laisser de côté les exigences de linéarité et de rationalité, rester ouvert, car le plaisir n'en sera que plus grand. Puisqu'il n'y a rien de plus beau que de voyager léger, libre d'aller dans toutes les directions, au gré des surprises.

Et des surprises, il y en a des tas dans La route du lilas, cinquième roman d'Éric Dupont, où il dialogue avec son oeuvre, et ramène notamment le personnage de Rosa, la petite marxiste de son roman La logeuse.

La passion du lilas est un paravent aux activités illégales de Shelly et Laura, qui prennent à bord de leur camping-car Pia, mystérieuse vieille femme brésilienne, plutôt alcoolique, à qui elle doivent faire franchir la frontière canadienne en douce. Chaque année, elles suivent la floraison du lilas en Amérique du Nord, une lubie en apparence inoffensive qui leur permet de transporter des passagers en difficulté tout en restant sous le radar des autorités. Elles leur demandent d'écrire leurs histoires dans des carnets pendant le périple. Et Pia s'avère la plus prolifique de tous, complètement déchaînée dans l'écriture - la faute à l'odeur du lilas, grand déclencheur de la mémoire.

C'est principalement elle que nous suivrons (ou lirons), par ses souvenirs rocambolesques qui offrent un formidable voyage, dans le temps cette fois. De son enfance dans un «trou perdu de l'arrière-pays de Minas Gerais», là où «le vrai Brésil crépite», elle échappera à un destin minable en s'enfuyant à Paris avec le beau Thiago - un paparazzi chassant Édith Piaf, mais mari volage et violent. Un Paris en ville gruyère sujette aux fontis, ces effondrements du sol en surface. D'un de ces effondrements surgira Thérèse et ce sera le coup de foudre entre les deux femmes. Passionnées par le féminisme, elles nommeront leurs filles Rosa (pour Rosa Luxemburg) et Simone (pour Simone de Beauvoir), mais voueront en secret un culte à Dalida, à une époque où toutes les intellectuelles étaient obligées d'aimer Barbara...

Qui au juste Pia va-t-elle rejoindre au Québec? Rosa, la fille de Thérèse, tandis que sa propre fille Simone, avec qui elle n'a presque plus de contacts, se débat dans sa vie de conceptrice d'émissions populaires au Brésil. Elle suit de loin les productions de Simone, et dans un épisode, un travesti raconte l'histoire de Léopoldine, princesse autrichienne qui deviendra l'impératrice du Brésil. Ce faisant, Dupont nous balance, en plein coeur de son livre, un véritable petit roman historique délirant, écrit dans une langue tellement vivante et hilarante qu'on souhaite qu'il s'essaye, dans l'avenir, à la biographie de gens célèbres avec son style inimitable.

Impossible de résumer un tel roman, mais avec Dupont, on ne se trompe pas, c'est vraiment le bouquet (dans sa signification originale qui référait au meilleur plutôt qu'au pire). En quatrième de couverture, pour définir l'écrivain, on évoque Shéhérazade, la princesse des Mille et une nuits qui évite la mort en livrant chaque soir des contes à un roi féminicide. Le parallèle est bon, puisque La route du lilas est une succession d'histoires reliées par des portes d'entrée qu'on franchit pour s'enfoncer de plus en plus profondément dans l'imaginaire débridé de l'écrivain qui se tue littéralement à l'ouvrage pour qu'on ne referme pas son livre. Notre seul bémol est la toute dernière partie, une dystopie sociale en Gaspésie pourtant bien construite, mais qui nous éloigne trop de Pia, qu'on ne veut pas lâcher. N'empêche, elle est un miroir au portrait de la société brésilienne en crise.

Éric Dupont nous offre dans ce road trip un traité de botanique, un cours d'histoire, un panorama hallucinant du Brésil contemporain, un état des lieux du Québec assez pessimiste, et cela traversé par une érudition écrasante de premier de classe sauvé chaque fois par son humour et son imagination à la frontière du réalisme magique et même de la science-fiction.

Mais ce qui surplombe le tout, ce sont ces personnages de femmes qui traversent les épreuves, toutes « badass » et uniques, magnifiques dans leurs éclosions multiples. Avec ce roman, Éric Dupont n'a plus à craindre l'ombre de sa Fiancée américaine, car il y a ici quelque chose de l'ordre du grand oeuvre qui se dessine. Enfin, par sa générosité folle, La route du lilas est assez touffu pour nous réchauffer et nous soutenir jusqu'au printemps - des fleurs, des femmes et, pourquoi pas, des peuples.

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La route du lilas. Éric Dupont. Marchand de feuilles, 591 pages.