Mordecai Richler était contre les biographies parce que, soutenait-il, elles attirent l'attention sur l'écrivain plutôt que sur son oeuvre. Curieuse position d'un homme qui a passé sa vie à projeter dans ses romans sa propre vie et celle de sa famille, procédure de recyclage créatif qui fera dire à un critique: «J'aime bien le livre de Mordecai Richler: je l'achète chaque fois qu'il l'écrit»... Quant à savoir qui ou quoi devrait faire l'objet de l'attention publique, personne, ici ou ailleurs, n'a jamais senti chez Richler de volonté pressante de disparaître derrière son oeuvre.

Dans Mordecai Richler - Leaving St.Urbain (Queen's-McGill Press, 2008), Reinhold Kramer, professeur de littérature à l'Université Brandon au Manitoba, a clairement mis en parallèle la vie et les écrits de ce petit-fils d'un rabbin orthodoxe d'origine polonaise. Richler a grandi dans le ghetto de la rue Saint-Urbain puis a fréquenté l'Université Sir Georges Williams (l'ancêtre de Concordia) avant d'aller s'installer à Londres, où il a passé les 20 premières années de sa vie créative. Loin de la «Triefste Provinz» -la province arriérée-, Richler gagnait sa vie comme scénariste tout en écrivant ses premiers romans, au milieu d'une certaine avant-garde de jeunes Américains d'allégeance socialiste.

Richler publie The Apprenticeship of Duddy Kravitz en 1959, l'histoire d'un jeune Juif de Montréal aspirant à la richesse: «Sans terre, un homme n'est rien.» Comme le reste de l'oeuvre romanesque de Richler, explique Kramer, Duddy Kravitz - porté à l'écran en 1974 avec Richard Dreyfuss dans le rôle-titre - s'inscrit dans le mouvement de laïcisation de la communauté juive nord-américaine. Une communauté où, rue Saint-Urbain ou ailleurs, le jeune écrivain qui «sait plus ce qu'est être libéral qu'être juif» ne fait pas l'unanimité, malgré sa renommée grandissante.

La traduction de Leaving St.Urbain - bourrée de fautes de toutes sortes: on dirait un brouillon parti sans révision - s'intitule Entre séduction et provocation. Les Québécois francophones, nationalistes ou pas, se rappellent plus de Richler le provocateur qui se servait de grands médias américains comme The NewYorker pour ridiculiser le Québec et ses politiciens et répandre sur ce qu'il appelait «la communauté tribale» et certains individus des accusations d'antisémitisme sans véritables fondements.

La séduction - Kramer la met en scène dans une intéressante galerie de personnages torontois- s'est manifestée au Canada anglais où les «missiles satiriques» de Mordecai Richler (1931-2001) ont fait de lui un héros national. «Captain Canuck», selon certains, aurait même «sauvé le pays» au cours de la campagne référendaire de 1995.

Pour qui ne brûle pas de tout savoir sur Mordecai Richler, une brique de 700 pages, malgré toute sa valeur littéraire et historique, représente peut-être une entrée par trop copieuse. En plus de détourner l'attention de l'oeuvre, on est d'accord. Lire un de ses romans ou ses essais - comme l'anthologie Un certain sens du ridicule (Boréal, 2007) - reste le meilleur moyen d'apprécier par soi-même le souffle, l'humour, la chutzpah, d'un écrivain qui se décrivait comme «un parvenu honnête et civilisé».

MORDECAI RICHLER - Entre séduction et provocation

Reinhold Kramer

Septentrion, 672 pages

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** (pour la traduction)