Il roule sa bosse depuis des années, anime des ateliers de BD aux cégeps du Vieux Montréal et de Rosemont, et pourtant, même s'il fait partie de la nouvelle vague  de la BD québécoise, Jimmy Beaulieu demeure un artiste discret. À l'occasion de la sortie de son huitième album graphique, Rôles de composition, La Presse l'a rencontré.

Jimmy Beaulieu est son vrai nom. Pas de pseudonyme pour cet autodidacte de 42 ans «formé dans les librairies» où il a travaillé durant sa jeunesse, à Québec d'abord, puis à Montréal. Il ne s'en vantera jamais, mais cet artiste discret natif de l'île d'Orléans est l'une des têtes d'affiche de la BD québécoise. Particulièrement en Allemagne, où tous ses albums ont été traduits.

«J'ai fait mon petit trou..., répond humblement l'artiste. Mon style fonctionne bien en Europe, en Allemagne, mais aussi dans les pays de la francophonie. Aux États-Unis, c'est plus difficile, constate-t-il. Le public américain est friand du style cartoon. Peut-être que mon dernier bouquin correspond plus à cette esthétique, mais pas mes albums précédents.»

Ses histoires réalistes sont à peu près toutes centrées sur les relations interpersonnelles et amoureuses. Ses scènes lascives font même les beaux jours des magazines érotiques Crémage et Thickness

«J'ai un style intimiste et une préférence pour les histoires discrètes, sentimentales, c'est mon terrain de jeu. "Comment vivre le moment présent ?" est l'une des questions qui reviennent souvent dans mes albums.»

Son précédent bouquin, Comédie sentimentale pornographique, est sorti en 2011. L'histoire d'un couple qui choisit l'amour libre avant d'en subir les contrecoups. A suivi un album librement inspiré du film de Denis Côté Vic + Flo ont vu un ours, qu'il a baptisé Le potager de Vic + Flo, construit entre autres à partir des scènes coupées du film et qui a, lui aussi, été remarqué.

Bouleversant printemps érable PRINTEMPS ÉRABLE

À travers tout ça, Jimmy Beaulieu a jeté les bases de Rôles de composition, une histoire amoureuse entre deux jeunes femmes, qu'il a commencé à écrire en 2012, pendant la grève étudiante.

«Cette grève a bouleversé mon sacerdoce artistique, reconnaît-il. Je n'ai pas le don, comme d'autres, de faire de la BD politique, mais là, j'ai ressenti le besoin d'être au service du politique. Je voulais faire valoir l'importance de l'art dans la société.» Ses deux protagonistes, Noémie et Colette, se rencontrent ainsi durant la grève. Une «ferveur amoureuse» qui découle en quelque sorte d'une «ferveur politique».

Mais cette double ferveur perdra de son ardeur au fil des années, jusqu'à ce qu'une crise existentielle traverse leur vie. Une crise qu'a également traversée l'auteur, au tournant de la quarantaine: «Ça faisait partie de mes interrogations, détaille-t-il. Comment participer à améliorer le monde tout en faisant quelque chose d'aussi inutile que de dessiner chez soi? Comment respecter mes intentions qui sont plus quotidiennes avec mon envie de changer le monde?»

Jimmy Beaulieu a transposé ces interrogations chez ses personnages, des acteurs qui cherchent un sens à ce qu'ils font.

«Je constate que l'art est de moins en moins valorisé et ça n'a pas l'air de s'améliorer, plaide-t-il. On est dans une logique de dématérialisation où tout est de plus en plus axé sur le divertissement. Mais il me semble qu'on a quelque chose à protéger. La vie poétique, la vie incarnée, l'expérience humaine. Il ne faut pas la mettre de côté parce qu'on se bat pour la préserver! Sinon quoi? On dépérit...»

L'histoire de Noémie et Colette se passe sur une période de cinq ans. Pour sentir le temps qui passe, Jimmy Beaulieu s'est amusé à changer le look de ses personnages - notamment en coupant les cheveux de Noémie, une façon de montrer qu'elle veut «changer de vie». Même la forme des visages se complexifie au fil des pages. Un résultat inévitable, puisqu'il a travaillé sur cet album pendant quatre ans!

La rencontre d'Anna, actrice allemande de qui Noémie tombera amoureuse, fera péricliter sa relation avec Colette.

«Je me suis inspiré de la chanteuse du groupe Propaganda pour créer ce personnage, avoue Jimmy Beaulieu. Une femme charismatique avec une beauté qui ne correspond pas aux critères habituels. Je trouvais ça intéressant d'amener ce type de personnage dans l'histoire. Toutes les femmes que je dessine ont d'ailleurs une beauté atypique, comme un défi. Je trouve ça plus intéressant.»

Rôles de composition fait référence à la BD, fait valoir Jimmy Beaulieu, dans le sens où le vrai propos est souvent plus dans la composition de l'image que dans le texte. Mais c'est aussi parce que tous les personnages de l'album se mettent des masques dans cette histoire. 

«C'est vrai que c'est un peu pessimiste, mais il n'y a pas de rancoeur chez eux, plutôt de la compassion. Au fond, on n'arrive pas toujours à jouer le rôle qu'on voudrait, c'est tout.» 

Outre un projet de science-fiction débridé qui l'occupe à temps perdu, Jimmy Beaulieu coscénarise un album avec le Français Yannick Lejeune, qu'il illustrera et qui sera publié l'an prochain par Delcourt (qui avait publié Comédie sentimentale pornographique). «Ça s'appelle Une nuit au Père-Lachaise, précise-t-il, et c'est une fiction qui fait le récit d'une rupture dans le cimetière du Père-Lachaise, à Paris.»

Bref, pour le bédéiste, la vie continue; les rôles de composition aussi.

Image fournie par Mécanique générale

Rôles de composition, de Jimmy Beaulieu