Les fans de bédé s'accorderont sans doute pour dire que, de tous les personnages au caractère distinctif qui peuplent l'univers d'Hergé, Tintin est le moins intéressant, c'est-à-dire le plus neutre. On ne lui connaît aucun passé, aucun âge, aucune relation amoureuse, aucun sexe à la limite. Même son métier demeure flou. Bref, Tintin est une sorte de pâte à modeler, et certains artistes l'ont tripoté à leur guise.

De fait, Tintin a été maintes fois coquinement parodié ou respectueusement pastiché. Il existe des versions pornographiques de Tintin où les personnages forniquent, versions vite retirées des étalages, mais toujours disponibles ici et là sur l'internet. Au Québec, longtemps avant la nouvelle version québécoise traduite par Yves Laberge, approuvée et publiée par l'éditeur Casterman, quelques artistes issus de ce qu'on appelle l'underground s'étaient approprié le personnage de Tintin, à leurs risques et périls.

Luc Giard est de ceux-là, et il en a malheureusement subi les conséquences. Ses albums mettant en vedette un Tintin poutine en noir et blanc, aux traits rudimentaires, mais hautement expressifs, publiés aux Éditions du Phylactère dans les années 80, ont valu à Giard et à l'éditeur québécois des poursuites judiciaires dont ils ne pouvaient payer les frais. Ces bédés ont été retirées des librairies et sont devenues objets de collection.

«Ça m'a vraiment déprimé, dit Luc Giard. J'aime Tintin, je ne voulais pas le tourner en ridicule, au contraire. Pour moi, Tintin c'est comme une soupe au poulet, c'est sécurisant. Une sorte de soupape. Et j'étais aussi fasciné par le dessin d'Hergé. Visuellement, c'est «ligne claire», c'est détaillé. Je ne pouvais pas dessiner comme ça. Je viens des beaux arts et j'ai été attiré par mon contraire.»

Ç'a donné ces deux albums litigieux aux titres invitants, et très québécois, retirés deux mois après leur sortie: Kesskiss passe Milou? et Tintin et son ti-gars.

Giard voulait s'approprier Tintin, le faire sien, le faire nôtre. Le reporter à la houppette devient un type ordinaire qui regarde la télé et prend la vie comme elle passe. On le voit, en ces pages chaleureuses et hilarantes, boire du café chez Dunkin Donuts, sortir son chien, retrouver son fils plus ou moins légitime, dépoussiérer sa collection de comics, aller dans l'espace comme s'il allait au dépanneur. Rien de vicieux, rien de méchant, rien d'incriminant. Un hommage. Mais on n'emprunte pas le nom de Tintin impunément. Casterman a les dents longues.

Autre fils de l'underground, le mythique Henriette Valium (alias Patrick Henley) avait pondu quelques planches mémorables inspirées de l'univers de Tintin.

Sans doute avisé des risques de poursuites, Valium, qui respectait avec soin le dessin d'Hergé, a changé le nom des héros: Tintin devient Nitnit, Milou devient Moulin. Et les personnages sacrent dans la joie. «Té-tu vu l'air sacramant!» lance Nitnit au capitaine saoul et tétant sa bouteille dans un parc.

On aura droit également à une version hallucinée de L'étoile mystérieuse, rebaptisée La fin de la dope, et à quelques courtes bandes où le professeur Tournesol mange une volée pour rien. Giard regrette un peu cette époque où les artistes étaient moins surveillés et pouvaient, sans crainte de représailles, délirer librement: «L'underground est devenu un peu «clean cut»; avant, on pouvait plus être «trash» et publier n'importe quoi.»