Six ans après avoir annoncé sa retraite de l'écriture, Philip Roth s'est éteint mardi à l'âge de 85 ans. Celui qui a remporté à peu près tous les plus prestigieux prix littéraires à l'exception du Nobel qu'on lui prédisait depuis des années laisse derrière lui une oeuvre incontournable, qui a marqué de façon indélébile la littérature américaine à l'image de la tache sur la robe de Monica Lewinsky qui a inspiré l'un de ses romans les plus célèbres. Pourquoi était-il considéré comme l'un des plus grands écrivains vivants? Nous avons posé la question à Jean-François Chassay et à Bertrand Gervais, tous deux professeurs de littérature à l'UQAM, et grands lecteurs de Philip Roth.

Dans son dernier entretien accordé au journal Le Monde en 2017 lors de la publication de son oeuvre dans La Pléiade, Philip Roth revenait sur son roman Ma vie d'homme paru en 1974, et sur l'utilisation de «soi» en littérature. «Si vous vous contentez de faire de vous, dans un livre, l'innocent indigné que vous êtes dans la réalité, vous n'avez pas d'histoire. Et vous ne pouvez pas l'écrire. Pour que les choses deviennent intéressantes, vous devez vous faire passer pour Raskolnikov [le héros de Crime et châtiment de Dostoïevski]. C'est un jeu, c'est du théâtre. Vous jouez à vous compromettre. Et ainsi, d'une certaine façon, vous vous rapprochez de votre complicité. Quelque chose vous a fait le complice de ce qui vous est arrivé et, par la fiction, vous essayez de savoir quoi.»

Voilà une déclaration qui résume assez bien le jeu auquel s'est prêté Philip Roth dans son oeuvre, en usant régulièrement de doubles et d'alter ego (Nathan Zuckerman, David Kepesh et même un certain Philip Roth), et en brouillant les frontières entre le réel et la fiction, non sans s'attirer parfois quelques ennuis, alors qu'il était un homme plutôt solitaire, pas très adepte des cercles littéraires.

Pour Bertrand Gervais, «Roth anticipait depuis les années 60 par sa posture d'écrivain le courant majeur de la littérature contemporaine: l'autofiction, qui est devenue la forme narrative par excellence».

Jean-François Chassay, comme Bertrand Gervais, a découvert Roth très jeune avec Portnoy et son complexe (1969), le roman qui l'a «mis sur la mappe», comme on dit. À l'époque, l'histoire de ce trentenaire juif obsédé par la masturbation avait fait scandale, à la fois pour ses descriptions sexuelles et son portrait de la communauté juive. Dès lors, les accusations d'antisémitisme et de misogynie allaient l'accompagner dans sa carrière. 

Et les grands thèmes de son oeuvre, l'identité juive, la société américaine et la libido masculine, allaient s'implanter. 

«Quand j'ai lu ça à 16 ou 17 ans, c'était quand même un choc, se souvient Jean-François Chassay. À cause de tout ce qui concerne la libido masculine présentée de façon tout à fait burlesque, mais aussi pour la découverte de la société juive américaine, de l'intérieur. La question de l'identité est omniprésente chez Roth. Qu'est-ce qu'être juif, qu'est-ce qu'être américain, est-ce compatible?»

«Je dis souvent que Philip Roth est celui qui rend le mieux compte de ce que signifie être un sujet juif aux États-Unis et en même temps, peut-être l'écrivain le plus américain, avec un ancrage très fort dans sa société et sa littérature. J'ai découvert la littérature américaine par l'intertextualité de Philip Roth.»

«Et il y a aussi tous ces romans qui parlent d'Israël et de la Palestine, poursuit-il. Roth est un exemple intéressant de la singularité de la littérature, parce qu'il n'y a pas un seul ouvrage d'historien, de politologue ou de sociologue qui m'a fait comprendre à quel point est complexe la tension entre Israël et la Palestine comme je l'ai compris dans les romans Opération Shylock ou La contrevie

Qu'est-ce qu'un écrivain américain?

Né en 1933 au sein d'une famille juive de la classe moyenne, à Newark dans le New Jersey (qui sera le décor de plusieurs de ses romans), Philip Roth a construit une oeuvre complexe, brillante, férocement drôle, impitoyable, visionnaire par moments, qui l'a placé au firmament des lettres américaines pendant la deuxième partie du XXe et même au XXIe siècle. À sa mort, le New York Times l'a carrément désigné comme l'un des «derniers grands mâles blancs» avec Saul Bellow et John Updike. Ce qui fait rire un peu Jean-François Chassay.

«Deux auteurs sur trois dans ce trio sont juifs, alors que généralement, aux États-Unis, quand on parle des Blancs, on parle des WASP [White Anglo-Saxon Protestants]», note-t-il, ce qui nous ramène à la question de l'identité. «Ça correspond à un truc qui m'a toujours frappé chez les Américains, qu'au fond, leurs grands écrivains ne sont jamais "vraiment" américains. En fait, ça rend compte de ce qu'est l'Amérique, son melting pot. Kerouac avait des parents d'origine québécoise, Isaac Bashevis Singer a gagné le Nobel alors qu'il a écrit toute son oeuvre en yiddish, il y a tout le cas des écrivains afro-américains, bien sûr, des écrivains autochtones depuis la "Native American Renaissance", et les écrivains juifs comme Roth. Je dis souvent à la blague que le seul écrivain américain, c'est Hemingway. Au fond, de façon implicite, par la bande, la question de l'identité est toujours là dans la littérature américaine, et c'est une question que Roth a particulièrement bien intégrée dans son oeuvre, ce qui explique son importance.»

«J'aime bien la phrase d'Harold Bloom qui, en 2003, essayait d'identifier les quatre grands écrivains américains vivants, dit Bertrand Gervais. Il mentionnait Thomas Pynchon, Don DeLillo, Cormac McCarthy et Philip Roth. Je suis d'accord avec lui. Je ne dirais pas que Roth est le plus grand, mais il appartient à un ensemble assez restreint d'écrivains immenses qui ont marqué le XXe siècle.» 

«Pour moi, c'est un très grand satiriste, son style est très précis, et en même temps, il a le couteau entre les dents!»

Plus macho que misogyne, selon lui. «C'est clair que c'est un vieux macho blanc, et là il entre dans la catégorie des "dead white males", on va pouvoir le lire convenablement dans les universités de la Nouvelle-Angleterre, ironise Gervais. Très clairement, en termes de relations homme-femme, il était extraordinairement traditionnel, c'est difficile de contredire ceux qui le décrivent comme misogyne, mais on pourrait dire qu'il était tout aussi méchant avec les hommes qu'avec les femmes, et dans ce sens-là, sa misogynie est aussi une misanthropie généralisée. C'est un grand analyste des relations humaines, capable d'une dissection très méticuleuse et avec cela, beaucoup d'ironie.»

En janvier dernier, dans un entretien du New York Times, à propos du mouvement #metoo, Philip Roth avait eu ces mots: «Je ne suis pas entré seulement dans la tête du mâle, mais dans la réalité de ces désirs ardents dont la pression obstinée, persistante, peut menacer la raison, des désirs parfois tellement intenses qu'ils peuvent être vécus comme une démence. Par conséquent, aucune des conduites extrêmes que j'ai pu lire dans les journaux dernièrement ne m'a étonné.»

Au crépuscule

Le thème de la mort a hanté les dernières oeuvres de Philip Roth - pensons à La bête qui meurt, Le rabaissement ou son tout dernier roman, le tragique Némésis, qui a sonné la fin de son métier d'écrivain, annoncée officiellement dans la presse. Après avoir disséqué pendant plus de 50 ans la société américaine, son pessimisme était particulièrement en forme, disons, depuis l'élection de Trump. Il a refusé le parallèle qu'on a fait avec son roman, Le complot contre l'Amérique, une uchronie parue en 2004, où il imaginait en 1941 la victoire de Charles Lindbergh, président du comité «America First», contre Roosevelt aux élections. Au Monde, il avait déclaré: «Lindbergh était très à droite, c'était un raciste authentique et un suprémaciste blanc, mais, comparé à Trump, c'était Einstein. Lindbergh était aussi un authentique héros doublé d'un ingénieur, quelqu'un de vraiment brillant et de distingué. Trump n'est personne. C'est un pur voyou odieux et ignorant.» 

On dirait presque que Philip Roth s'est retiré au moment où la réalité a commencé à dépasser la fiction, et cette constatation, dite au New York Times en janvier, sonne quasiment comme un aveu de défaite: «Personne n'a pu prévoir une Amérique comme celle dans laquelle nous vivons actuellement.»