Quand une sommité des questions autochtones travaille avec un des sociologues les plus stimulants du Québec, ça donne un ouvrage captivant sur les Amérindiens. Dans Le piège de la liberté, Denys Delâge et Jean-Philippe Warren nous proposent une série de clés pour mieux comprendre les enjeux actuels. Nous les avons rencontrés.

Votre livre s'intitule Le piège de la liberté. Pourquoi ce titre ?

Denys Delâge : On a toujours voulu civiliser les "sauvages" au nom de la liberté sous prétexte qu'ils vivaient dans l'anarchie. On ne leur a pas permis de créer un espace-temps dans lequel ils auraient pu s'approprier les éléments de la modernité pour les traduire et les adapter à leur manière. 

Jean-Philippe Warren : Le problème, c'est que les autochtones ne concevaient pas la liberté de la même façon que les Européens, qui ne pouvaient la concevoir que comme progressiste et civilisatrice. Ils avaient beaucoup de difficulté à comprendre qu'on puisse refuser tous ces bienfaits. 

Vous dites que la modernité aura été un tsunami culturel pour les peuples autochtones. Pourquoi ?

DD : Plus la société européenne est inscrite dans la modernité, plus la politique de refoulement des autochtones est forte et systématique. Tous les prétextes, toutes les justifications sont bons pour exclure les Premières Nations : elles sont païennes, paresseuses, retardataires, elles refusent de s'intégrer dans la logique du contrat social, leurs membres refusent de devenir des citoyens... Plus on avance dans la modernité, plus le piège se referme sur eux. 

Vous montrez bien dans votre livre que les Français et les Britanniques avaient un rapport tout à fait différent aux autochtones. Pouvez-vous l'expliquer ?

J-PW : Nous utilisons la métaphore des parents : les Français voulaient que les Amérindiens deviennent les enfants du roi de France et qu'ils restent des enfants, alors que dans le système britannique, il y a cette idée qu'un jour, les enfants doivent devenir des adultes. Et que la liberté est conditionnelle au fait de devenir une personne responsable. 

Pour bien comprendre les sociétés autochtones, il faut comprendre certains concepts. Par exemple, ceux du don et de la dette. Expliquez-les.

DD : Quand on dit que la société autochtone est égalitaire, sans hiérarchie et sans contrainte, ce n'est pas une image d'Épinal. Toutes les descriptions de l'époque vont dans ce sens. Quand les Européens emmènent des autochtones en Europe, ces derniers sont scandalisés de voir des gens pauvres, de voir des soldats obéir à un roi enfant, de voir un chef accumuler des richesses alors qu'une partie de la population manque de tout. Pour eux, l'idée de la dette est toujours présente. On est toujours en position de redonner, car on a toujours trop reçu. Ils ne comprennent pas le mécanisme d'appropriation et d'accumulation. On peut prendre ce qui appartient à quelqu'un d'autre si on en a besoin. Les biens doivent circuler, c'est un scandale de refuser. C'est pour cette raison qu'à leurs yeux, les Blancs ont une dette envers les autochtones. Ils disent : vous étiez pauvres et acculés à la famine, nous vous avons accueillis, nous vous avons permis de vous établir ici, et maintenant, vous avez une dette envers nous. Alors que du point de vue des Européens, il s'agissait de charité, et la charité s'appuie sur la pitié, donc c'est gratuit. 

On entend souvent dire que les sociétés autochtones sont des sociétés matriarcales. Est-ce exact ?

DD : Je ne dirais pas que les sociétés étaient matriarcales, je dirais plutôt qu'elles étaient matricentriques. Chez les Iroquoiens, les femmes sont symboliquement dominantes sur le plan économique en plus de jouer un rôle important en politique et dans les initiatives guerrières. Les chefs sont des hommes, mais ils sont choisis par les femmes. Ces dernières ont également droit au divorce. Il y a toutefois une division sexuelle du travail. 

J-PW : Les hommes et les femmes n'étaient pas dans un rapport de domination ou de subalternes, mais dans un rapport d'échange. 

Est-ce qu'on peut parler d'une société plus évoluée que la société européenne ?

J-PW : En tout cas, elle n'est pas moins évoluée. Il y a chez les autochtones un bagage de leçons et d'enseignement et, implicitement, de jugements à porter sur notre façon de faire qu'on aurait tort de refuser. Cela nous permet de nous interroger sur nos pratiques d'aujourd'hui. 

DD : Il y a une énigme : si l'Europe était aussi supérieure et avancée qu'on le disait, comment se fait-il qu'on n'ait pas réussi à intégrer et assimiler un seul "sauvage" ? Ni les Français ni les Anglais n'ont réussi, alors que bon nombre de Canadiens sont devenus des "Indiens". Mais aucun Indien n'a souhaité profiter des bienfaits de la civilisation. Dans notre livre, on essaie d'expliquer le désoeuvrement des communautés amérindiennes, les taux de suicide scandaleux, la violence, l'alcoolisme, etc. Qu'est-ce qui s'est passé pour qu'une société se soit débâtie de la sorte ? 

J-PW : Quand on regarde ce qu'ils sont capables de faire, c'est extraordinaire. Or, on les présente comme des paresseux, ils ne travaillent pas de la bonne façon, etc. Comment un peuple qui se considère comme supérieur aux Européens en matière de système politique, qui se dit plus riche matériellement, soit aujourd'hui dépourvu de l'aisance la plus élémentaire ? On essaie de comprendre la lente construction d'un système qui, au nom de la justice, de l'émancipation, des Lumières et d'une certaine démocratie, va finir par créer le gâchis dans lequel on se retrouve aujourd'hui. C'est un refoulement non seulement matériel et géographique (on les parque dans des réserves), mais aussi social et politique : il faudra les réformer et les rééduquer pour les convaincre du bénéfice qu'ils retireraient d'une intégration toujours plus poussée. En d'autres mots, il faut les arracher à eux-mêmes pour les emmener à suivre la voie tracée par les peuples plus évolués, plus développés. Ça ira jusqu'à la fameuse politique des pensionnats. 

Comment en est-on arrivé là ?

DD : Ça vient de la constatation d'un échec. On a tout fait pour civiliser ces "sauvages". Ça n'a pas marché, ils sont encore là. Le "problème", c'est que les parents transmettent la "sauvagerie" à leurs enfants. Il faut donc arracher les enfants à leurs parents pour leur bien, pour les "libérer" de la tradition. Ce faisant, on a brisé la relation parent-enfant et on a créé une génération qui a honte d'elle-même et qui ne sait plus comment élever ses enfants... 

J-PW : Finalement, on les parque dans des réserves, on les empêche de circuler, on leur retire leurs droits - sauf l'obligation de se battre -, on leur arrache leurs enfants et, à la fin, on déclare que c'est génétique et qu'ils ne sont bons que pour la poubelle de l'histoire... Ils sont l'équivalent des Noirs aux États-Unis. Eux, on voulait leur travail, pas leurs terres. Ici, c'est le contraire, on a voulu leurs terres, pas leur travail. 

Le piège de la liberté

Denys Delâge et Jean-Philippe Warren

Boréal

440 pages

image fournie par Boréal

Le piège de la liberté