Dans Mon cinéma, John Irving en avait déjà fait le constat : c'est chose ardue que d'adapter ses romans au grand écran, même si, dans le cas de L'oeuvre de Dieu, la part du Diable, l'exercice lui aura tout de même valu un Oscar !

C'est donc avec la volonté d'écrire un scénario que John Irving a entamé ses recherches, il y a 25 ans. Un processus qui a finalement donné lieu au 14e roman de l'auteur à succès de 74 ans, qui nous a accordé un long entretien téléphonique. Retour sur l'histoire qui se cache derrière Avenue des mystères.

À chacun ses marottes. Pour John Irving, il paraît évident de dire que les enfants laissés à eux-mêmes et le cirque sont des thèmes récurrents de ses romans.

Fasciné par un cliché montrant des enfants travaillant sans filet dans un cirque indien pris par Mary Ellen Mark, femme du cinéaste Martin Bell, Irving accepte de plancher sur un scénario inspiré de leur condition.

« Mary et Martin ont pris contact avec moi, car ils savaient que ce sujet était présent dans mes romans. Quand ils m'ont raconté la manière dont vivaient ces enfants, j'ai commencé à me renseigner et je suis parti en Inde à l'hiver 1990 pour vivre avec le cirque pendant un moment », se remémore John Irving.

Se heurtant sans cesse au gouvernement indien pendant leurs démarches, l'écrivain et son ami cinéaste renoncent finalement à porter cette histoire au grand écran. « Si tout s'était bien déroulé, Avenue des mystères n'aurait jamais été un roman. Pendant 20 ans, cette histoire était destinée au cinéma. Découragés, nous avons fait nos devoirs pour nous apercevoir que les enfants dans les cirques mexicains venaient de milieux tout aussi défavorisés et qu'ils travaillaient dans des conditions terribles d'insécurité », explique l'auteur.

UN LONG PÉRIPLE

En 1997, John Irving part ainsi pour le premier des six voyages qui le mèneront au Mexique. « C'est là que j'ai remarqué la présence de tous ces enfants qui travaillaient dans les décharges. Même l'école opère autour des horaires de ce dépotoir où sont triés et brûlés les déchets », précise Irving.

À son retour, l'auteur en vient finalement à l'évidence : Avenue des mystères sera son prochain roman.

« J'ai expliqué à Mark que j'allais d'abord faire le bouquin, mais qu'on pourrait faire le film ensemble par la suite. Le pauvre, après 20 ans ! Mais quelques années n'y changeront rien maintenant. Il ne s'agit pas d'une mégaproduction ! C'est un film en espagnol sous-titré, un film d'auteur », précise l'écrivain, qui est aussi allé deux fois aux Philippines pour poursuivre ses recherches.

Le récit d'Avenue des mystères suit Juan Diego Guerrero, un écrivain de 54 ans qui connaît un certain succès. Du moins juste assez pour se faire reconnaître par deux fidèles admiratrices lors d'un périple aux Philippines. Un long voyage au cours duquel il revit en rêves récurrents les épisodes marquants de son enfance avec sa petite soeur extralucide Lupe dans la décharge publique d'Oaxaca, au Mexique, où ils ont grandi. Une jeunesse au milieu des déchets et des chiens brûlés, mais aussi des livres abandonnés que le jeune homme dévore sans cesse.

Infirme, Juan Diego a aussi le coeur fragile. Entre deux bêtabloquants (et parfois une capsule de Viagra), l'écrivain ressasse son passé, de la mort de sa mère, femme de ménage chez les jésuites et prostituée à ses heures, « tuée » par une statue géante de la Vierge Marie, à son adoption par un couple improbable rencontré dans un cirque.

« Au départ, le scénario se déroulait seulement en 1970 alors que Juan Diego a 14 ans et sa soeur Lupe, 13 ans. Les films sont efficaces sur de courtes périodes alors que les romans permettent de jouer avec le temps très facilement. Les médicaments qu'ingurgite Juan Diego m'aident à jouer avec le temps, tout comme sa solitude », explique John Irving, qui a écrit deux histoires distinctes avant de les tricoter ensemble : celle des enfants au Mexique puis celle du voyage aux Philippines.

COMMENCER PAR LA FIN

La structure narrative d'Avenue des mystères force l'admiration. Il faut dire que John Irving est passé maître dans l'art de tisser son récit et de faire voyager le lecteur entre rêve et réalité.

« Ma manière de construire mes romans est une véritable religion. Je ne vois pas de meilleure manière de procéder. Après les quatre ou cinq premiers livres, je me disais que ça changerait peut-être. Mais après 14, je doute qu'un jour je commence par le début comme beaucoup de mes collègues auteurs ! », lance-t-il en riant.

L'écrivain commence ainsi toujours par coucher sur papier les dernières phrases de ses romans avant d'en poursuivre l'écriture.

« J'ai toujours au moins quatre ou cinq scènes qui m'amènent à cette dernière phrase. Elles changent parfois au fil de l'écriture, mais les dernières phrases restent identiques, même la ponctuation. Et cela est vrai pour tous mes livres », confie John Irving qui, depuis ses trois derniers romans, n'utilise plus de machine à écrire pour travailler.

« J'écris désormais entièrement à la main. Je travaille mieux comme ça. J'ai eu beaucoup de blessures à cause de la lutte et je devrais me résigner à écrire avec mon ordinateur portable ! », lance l'écrivain.

Avenue des mystères, John Irving. Traduit de l'anglais par Josée Kamoun et Olivier Grenot. Seuil, 528 pages.

LE MONDE SELON GARP SUR HBO

En pleine écriture de l'adaptation en minisérie de son roman à succès Le monde selon Garp, John Irving ne cache pas son enthousiasme quant à la latitude que le format télé peut lui apporter. « J'en suis au quatrième de cinq épisodes d'une minisérie de 225 minutes. J'aime beaucoup le format. Il est moins contraignant qu'un 90 minutes au cinéma ! Surtout pour adapter un roman aussi long que celui-ci. Structurellement parlant, c'est génial de ne pas avoir un milieu, un début et une fin, mais cinq. Cinq actes, comme une pièce de Shakespeare, c'est parfait ! », conclut John Irving.

John Irving en trois obsessions

LA RELIGION



« On peut avoir la foi, comme ces enfants de la décharge, et croire aux miracles tout en étant sceptique face à l'institution de l'Église. Après être allé un peu partout dans le monde pour parler de ce roman, je trouve qu'il est mieux compris dans les pays catholiques que dans les pays protestants. C'est un roman sur la foi, mais qui interroge l'institution de l'Église, et ce n'est pas une contradiction pour la plupart des catholiques. J'ai de bien meilleures questions sur ce livre en Espagne et en France qu'en Amérique du Nord ! Les lieux saints sont remplis de personnes qui ne demandent rien au prêtre, au rabbin ou à l'imam. Ils se tournent vers les miracles qui ont fait d'eux des croyants, pas vers l'institution. »

LES IMMIGRANTS

« Juan Diego n'est pas mon premier immigrant. Je me suis senti lié à lui de la même manière que je l'ai été avec le docteur Farokh Daruwalla dans A Son of the Circus (Un enfant de la balle), ce médecin indien qui immigrait au Canada. Les auteurs sont des étrangers chez eux. J'ai vécu à Toronto pendant 30 ans, mais pas plus que quelques mois par année. J'habite à temps plein au Canada seulement depuis mars 2015. Je suis un résident permanent canadien, ma femme est canadienne. Je ne me sens pas plus étranger ici que quand j'habitais aux États-Unis. Je me suis parfois senti plus étranger aux États-Unis qu'au Canada. Juan Diego ne semble également appartenir à nulle part, ni à l'orphelinat ni au cirque ou même aux États-Unis. »

LES MINORITÉS SEXUELLES

« Le plus empathique des personnages du Monde selon Garp est un transgenre et j'ai écrit ce roman dans les années 70 ! Les minorités sexuelles se retrouvent dans tous mes livres. Dans Avenue des mystères, la relation entre Flor, le transgenre prostitué, et le missionnaire américain était déjà dans l'histoire il y a 20 ans. J'ai travaillé sur ce qu'il leur arrive une fois qu'ils quittent le Mexique [l'adoption de Juan Diego] il y a cinq ans environ. C'est une coïncidence que tout cela ait des échos encore aujourd'hui dans l'actualité. Je n'y peux rien si les intolérances sexuelles se perpétuent sur la planète. Je reviens d'Europe et ce n'est pas mieux qu'aux États-Unis ! »