Chaque semaine de l'été, l'équipe de Lecture revisite un classique de la littérature québécoise. A-t-il tenu la route? Nos journalistes confrontent leurs impressions aux critiques d'hier.

Pourquoi La petite fille qui aimait trop les allumettes est-il l'un des romans québécois les plus traduits dans le monde? Baroque, sombre et sauvage, rempli de pièges et d'attrapes, ce roman ne peut être qualifié de facile. Nous l'avons découvert loin du battage médiatique ayant suivi sa publication, lorsque Gaétan Soucy est devenu la coqueluche du Salon du livre de Paris, qui avait le Québec comme pays invité d'honneur en 1999.

À l'époque, notre collègue Pierre Foglia avait été l'un des rares à avouer ses difficultés envers ce roman et avait dénoncé une certaine affectation littéraire autour du «titre de l'année», qui avait reçu des critiques dithyrambiques. Il se rétractera plus tard, ravi par une deuxième lecture concluante, mais il est vrai que de nombreux lecteurs ont dû être déstabilisés par ce roman après une telle publicité.

Et il faut probablement le lire deux fois, car c'est à un jeu brillant et un peu pervers que nous invite l'écrivain. Dès le début, l'imparfait du subjonctif utilisé par le narrateur semble emprunté, faux et plutôt irritant. Assez rapidement, nous découvrons non seulement que le narrateur est une narratrice qui se désigne comme un «secrétarien», mais encore qu'elle a fait ses classes de syntaxe chez le duc de Saint-Simon, le célèbre mémorialiste qui a raconté en détail, de l'intérieur, le règne de Louis XIV, dans un style d'ailleurs pas mal coloré et sans pitié.

Et, page après page - ce qu'elle nomme des «blanches caravelles» -, nous sommes menés en un étrange bateau, dans un voyage aussi cruel que beau, où tout nous sera révélé par le langage, puisque les mots sont ses «seuls amis». Et nous comprenons que ce que nous savons de la réalité est complètement assujetti à ce que nous sommes capables de nommer - ainsi, nous sommes tous aussi démunis que notre héroïne, d'autant plus que c'est elle qui tient le crayon.

Ça commence par le suicide du père, aussi bien dire la mort de Dieu, puisqu'il gardait ses enfants captifs dans son domaine «satané», loin de toute civilisation, en distribuant généreusement les «horions» (mot désuet désignant un coup violent). Ce roman est donc le récit d'une découverte du monde et de soi par la narratrice, qui se voit soudainement dans le regard des autres, ces gens du village dont elle ne peut dire encore s'ils font partie de ses «semblables». Pour elle, les femmes sont des putes ou des vierges sans qu'elle semble comprendre précisément ce que cela signifie, pas plus qu'elle ne comprend son identité sexuelle, s'imaginant garçon, mais jouant avec son sang dans ses culottes. «Je ne sais si je me fais bien comprendre, et ça m'angoisse. Je me sens tout insécure, on dirait, depuis que je me traite de pute avec le genre des mots.»

D'ailleurs, on apprendra qu'elle est enceinte, probablement de son frère dont elle croit devoir être amoureuse, «selon la nature et la religion», selon le père, finalement, et elle se demandera bientôt si elle n'a pas continué à lui obéir au-delà de sa mort. Et nous l'accompagnons vers des choses de plus en plus innommables - on vous laisse la surprise des allumettes du titre, mais le domaine des Soissons (c'est leur nom) est un peu une maison des horreurs... Comme le corps qui «est un gouffre». «Tout est nuit noire par en dedans.»

La petite fille qui aimait trop les allumettes ressemble à un vieux conte de chevalerie détraqué, comme si cette tradition littéraire, transplantée au Québec (qui n'est jamais nommé), avait pris un autre chemin, complètement fou. Ce qui surprend dans la prose de Soucy est cette utilisation d'un français suranné - quand on dit que le québécois vient du «vieux français» -, mais qui n'a rien à voir avec le joual, et cette confusion des genres, qui rappelle l'arbitraire sexuel de la langue.

Ce roman est un réveil pour la narratrice et un éveil constant pour le lecteur, forcé d'être vigilant. Tout est mélangé dans ce récit où l'on avance à tâtons, comme la narratrice, dans une fascination où se confondent l'étrange, l'horreur et la passion, qui est l'une des formes de la douleur. Une douleur transcendée par l'écriture, la seule prise du personnage sur le monde d'où le sens est absent - «nous ne sommes pas ici-bas pour obtenir des réponses» -, une profession de foi envers les mots «qui finissent toujours par dire ce qu'ils ont à dire» qu'on imagine être aussi celle de Soucy. «Car un secrétarien, un vrai, ne recule jamais devant le devoir de donner un nom aux choses, qui est son office, et je me trouvais déjà assez désarmée par la vie pour ne pas désirer me dépouiller davantage, à l'instar des franciscains et des mules aux yeux doux, et aller jusqu'à me démunir de mes poupées de cendres, je veux dire les mots, tant il est vrai que nous sommes pauvres de tout ce qu'on ne sait pas nommer.»

Quand on pense que Gaétan Soucy a écrit ce roman en trois semaines...

CONTEXTE HISTORIQUE ET LITTÉRAIRE DE 1998

AU QUÉBEC

1998 est l'année de la fameuse « crise du verglas », Lucien Bouchard est le chef du PQ et Jean Charest devient le chef du PLQ, une explosion fait trois morts et plus de 20 blessés à l'Accueil Bonneau, Pauline Julien se suicide et, le 30 novembre, le PQ remporte les élections et forme un gouvernement majoritaire.

DANS LE MONDE

La France remporte pour la première fois la Coupe du monde, c'est la famine au Darfour, les ambassades américaines du Kenya et de la Tanzanie sont frappées par des attentats tandis que les États-Unis attaquent une usine au Soudan soupçonnée d'être liée à Oussama ben Laden et que les tensions avec l'Irak s'intensifient. Pinochet est arrêté, Pol Pot meurt, la société Google est créée, et le monde se passionne pour l'affaire Monica Lewinsky-Bill Clinton.

RÉCEPTION CRITIQUE

«On se demande où Gaétan Soucy va chercher tout ça! Et puis on ne se le demande plus, prêt à entrer dans le jeu d'un romancier exceptionnel et extraordinaire, capable de situer l'écriture bien au-dessus de l'occupation besogneuse qu'elle est pour des écrivains moins doués. En quatre ans seulement, depuis L'Immaculée Conception jusqu'à La petite fille qui aimait trop les allumettes, sans oublier L'acquittement, un jeune homme qui aura bientôt quarante ans a pu produire une oeuvre qui le situe tout naturellement parmi les plus grands écrivains québécois.»

- Réginald Martel, La Presse, 1998

«J'ai été indisposé, durant la première partie du roman - disons, le tiers -, par le caractère très évidemment voulu, insistant, des inventions du romancier, surtout celles d'une écriture pleine d'incises, de mots inventés, d'incohérences planifiées, comme jouant du coude dans la cohue des mots, et trop peu souvent éclairée par l'humour. Il m'est arrivé de penser à quelque roman gothique ancien, recyclé dans la philosophie. Ou encore au roman de Marie-Claire Blais Une saison dans la vie d'Emmanuel - ce qui n'est pas une comparaison désobligeante. Mais peu à peu, j'ai été saisi par l'expression d'un profond sentiment de douleur, de compassion qui donnait sens à l'étrangeté même des images suscitées par le romancier, et conduisait le récit aux frontières du tragique.»

- Gilles Marcotte, L'actualité, 1999

«Récit-testament, le roman de Soucy est aussi l'histoire d'une gestation, celle d'une enfant qui réussit à devenir une femme contre toutes les religions mâles. Il y a dans La petite fille qui aimait trop les allumettes des affirmations terribles, lancées avec une candeur désarmante. C'est une plongée dans des ténèbres effrayantes suivie d'une échappée fulgurante vers la lumière, qui nous laissent décontenancés, puis ravis.»

- Robert Chartrand, Le Devoir, 1998

«Il ne suffit pas d'être malheureux pour avoir du talent. Gaétan Soucy en fait l'éclatante démonstration dans ce livre, La petite fille qui aimait trop les allumettes, sans doute le roman phare de ces vingt dernières années. Soucy apporte à la littérature québécoise le supplément d'âme qui lui manquait depuis si longtemps: le goût du tragique. Ce livre est une merveille.»

- François Busnel, Magazine littéraire, 2003

«Chez Soucy, l'espoir ne fait pas vivre, seulement souffrir. C'est sa manière à lui d'entrer dans le sempiternel débat québécois sur l'indépendance. À reculons, en tournant le dos. Plus positivement: en s'imposant aujourd'hui parmi les meilleurs romanciers d'expression française et, sans doute, la plus incontestable révélation de ces dernières années.»

- Pierre Lepape, Le Monde, 1999

«Trop de choses effleurées dont la moindre pourrait nourrir l'entièreté d'un roman: la narratrice qui se prend pour un garçon jusqu'à la moitié du livre et ne reconnaît pas ses premières règles, le père maso qui se fait crucifier et flageller par ses enfants, la mère rampante, la soeur jumelle momifiée, le frère débile, l'inceste, la grossesse et la mort ignorées. Tout un fatras jeté sous les yeux du lecteur comme s'il n'était là que pour être giflé. Et pourtant ce livre a une force, un charme pervers. Ils tiennent à l'écriture, à l'invention d'un vocabulaire assez habile pour qu'on croie le comprendre, à une torsion particulière des phrases dont chacune semble nous jeter impuissants dans la suivante.»

- Jean-Baptiste Harang, Libération, 1999

EXTRAIT

« Nous avons dû prendre l'univers en main, mon frère et moi, car un matin, peu avant l'aube, Papa rendit l'âme sans crier gare. Sa dépouille crispée dans une douleur dont il ne restait plus que l'écorce, ses décrets si subitement tombés en poussière, tout ça gisait dans la chambre de l'étage d'où Papa nous commandait tout, la veille encore. Il nous fallait des ordres pour ne pas nous affaisser en morceaux, mon frère et moi, c'était notre mortier. Sans Papa, nous ne savions rien faire. À peine pouvions-nous par nous-mêmes hésiter, exister, avoir peur, souffrir. »