Ayant peut-être trouvé la formule magique réconciliant créateurs et internet, la Norvège a pris l'initiative originale d'offrir en accès gratuit sur la toile presque tous les livres publiés dans le pays avant 2001.

Des chefs-d'oeuvre du sulfureux Knut Hamsun aux premiers polars du roi du genre Jo Nesboe, la vénérable Bibliothèque nationale norvégienne numérise actuellement des dizaines de milliers d'ouvrages couverts par le droit d'auteur pour permettre leur lecture gratuite en ligne... avec la bénédiction des ayants droit.

Le site www.bokhylla.no («étagère à livres» en norvégien) compte à ce jour 135 000 titres déjà accessibles, un nombre qui atteindra à terme 250 000, y compris des traductions d'ouvrages étrangers.

«De nombreuses bibliothèques nationales numérisent leurs collections soit à des fins de conservation soit pour y donner accès, mais il s'agit alors de livres déjà tombés dans le domaine public», explique à l'AFP la directrice de la Bibliothèque nationale, Vigdis Moe Skarstein.

«Nous, on s'est dit que puisque nous devions numériser toute notre collection pour la conserver à un horizon de 1000 ans, il était aussi important qu'on en élargisse l'accès autant que possible», souligne-t-elle.

La Bibliothèque nationale a donc conclu un accord avec Kopinor, une organisation-parapluie qui fédère la grande famille des ayants droit: auteurs, maisons d'édition, illustrateurs, graphistes, compositeurs, groupes de presse...

Pour chaque page numérisée et mise en ligne, elle verse une somme prédéterminée à Kopinor, chargée de redistribuer ces royalties entre ses membres selon un système qui n'a pas encore été arrêté.

L'indemnité annuelle payée par la Bibliothèque nationale est dégressive au fur et à mesure que la collection s'étoffe: de 0,36 couronne (0,06 $) par page l'an dernier, elle passera à 0,33 couronne l'an prochain.

«Un best-seller est traité sur un pied d'égalité avec un almanach régional des années 1930», précise Yngve Slettholm, le directeur de Kopinor.

Des garanties ont été prises pour ne pas pénaliser les créateurs: «bokhylla» ne comprend pas de titres publiés après 2000, la consultation est réservée aux adresses IP norvégiennes et aux chercheurs étrangers, et on ne peut télécharger les ouvrages, qui sont pour la plupart en norvégien.

Un auteur ou une maison d'édition s'estimant pénalisés peuvent en outre demander le retrait d'une oeuvre.

Peu l'ont fait. Pour 135 000 livres déjà numérisés, environ 3500 seulement ont été retirés. Pas forcément les romans à succès mais souvent des manuels scolaires ou des livres pour enfants, deux catégories lucratives pour les éditeurs.

Parmi les ouvrages qui pourraient être sur «bokhylla», seuls manquent un ou deux titres originaux ou traductions de Stephen King, Ken Follett, John Steinbeck, Jo Nesboe et Kari Fossum.

Une deuxième vie

Le site www.bokhylla.no a enregistré un peu plus de 860 000 visites en 2013, à comparer à 188 500 visites de personnes physiques à la Bibliothèque nationale l'année précédente, et chaque visiteur a lu en moyenne 73 pages.

Selon de premières évaluations, la mise en ligne ne nuit pas aux ventes. Souvent, «bokhylla» permet même de donner une deuxième vie à des ouvrages toujours soumis au droit d'auteur - qui court 70 ans après la mort de l'auteur - mais épuisés en librairie.

«Les livres sont de plus en plus des biens périssables», note Mme Moe Skarstein. «Quand l'attention liée à leur nouveauté s'estompe, ils tombent dans l'oubli. Bokhylla ressuscite l'intérêt à leur égard».

Preuve que la numérisation ne profite pas qu'aux titres-phares, 85% des livres mis en ligne ont été consultés.

Si la Norvège a réussi là où les autres pays se heurtent à d'inextricables questions de droit d'auteur, c'est sans doute grâce au nombre réduit d'interlocuteurs - la Bibliothèque et Kopinor - et parce que leur accord a valeur universelle, engageant même les créateurs qui ne sont pas membres de Kopinor.

À charge pour les mécontents de se manifester pour faire retirer leur oeuvre de la collection numérique.

«Dans les autres pays, on doit avoir l'accord de tous les ayants droit», souligne M. Slettholm. «Mais c'est difficile de tous les retrouver: les vieux auteurs que personne ne connaît, les maisons d'édition qui ont fermé leurs portes dans les années 1960, chaque illustrateur, chaque photographe».

«Au lieu de dépenser notre argent à tenter d'identifier et retrouver les ayants droit, on préfère le leur donner», renchérit Mme Moe Skarstein.