Mauvaise foi, le nouveau roman de Marie Laberge, est à peine sorti qu'il trône déjà en tête des palmarès. En décidant cependant de vendre elle-même la version numérique de son livre sur son site internet, celle qui tient une place à part dans la littérature québécoise s'est fait accuser par les librairies indépendantes de nuire à l'écosystème du milieu en sortant de la «chaîne du livre».

Le directeur général de l'Association nationale des éditeurs de livres (ANEL), Richard Prieur, est un peu surpris par cette polémique. «C'est une pratique qui existe ailleurs, précise-t-il. Est-ce que c'est déplorable? Je ne sais pas. Mais ça arrive. Et en ce moment, à ce que je sache, le livre est un gros vendeur.»

À peine une semaine après l'annonce de Marie Laberge - qui a refusé de répondre à nos questions hier -, une autre auteure populaire, Arlette Cousture, lançait un recueil de nouvelles accessible seulement sur son site internet. Un peu à l'image, justement, du roman épistolaire publié par Marie Laberge ces dernières années, Arlette Cousture publiera pour ses abonnées une nouvelle toutes les deux semaines, qui au bout de processus formeront un recueil inédit et jamais publié en format papier.

«Les gens ont tout mélangé, croit Richard Prieur. Arlette Cousture a seulement voulu essayer quelque chose sur l'internet.» Alors que le roman de Marie Laberge est édité par Québec Amérique et n'est pour l'instant vendu qu'en format papier - le numérique viendra un peu plus tard. «Je veux donner une chance aux libraires, nous a d'ailleurs affirmé l'auteure en entrevue il y a deux semaines. Je ne leur enlèverai pas leur mois de nouveauté et ils seront tout seuls au début.» Et bien sûr, il restera sur les tablettes une fois la version numérique disponible.

Dans un article publié dans Le Devoir d'hier, les bibliothèques publiques s'inquiétaient aussi de la situation, craignant ne pas avoir accès aux livres des deux auteures puisqu'elles doivent nécessairement passer par des librairies agréées pour se les procurer. «Mais moi je veux être dans les bibliothèques!», s'est exclamée hier Arlette Cousture au téléphone. L'auteure se dit «technonouille» et avoue découvrir des aspects de la chose qu'elle ne soupçonnait pas.

Richard Prieur, lui, affirme qu'on met la charrue devant les boeufs. «Le numérique n'est pas assujetti à la loi 51 sur le livre. Les éditeurs ont décidé de respecter l'esprit de la loi, mais les bibliothèques ne sont pas obligées de passer par une librairie agréées pour acheter du numérique, comme elles le sont avec le papier. Elles pourraient donc acheter le livre directement de Marie Laberge... si elle veut bien le leur vendre!»

Règlementation demandée

Cette crise fait dire à Suzanne Aubry, auteure et membre du conseil d'administration de l'Union des écrivains et écrivaines du Québec (UNEQ), qu'il est grand temps que tout le monde s'assoie avec le ministère de la Culture pour établir une réglementation sur le numérique.

«C'est la jungle totale, estime-t-elle. Ce n'est pas étonnant que des auteurs prennent leurs affaires en mains et nous n'allons pas les blâmer. Mais pour tous les autres qui ne sont pas en mesure de négocier leurs conditions, les règles sont trop imprécises. Comme ce secteur est nécessairement appelé à se développer, le temps presse.»

Le numérique représente seulement 4% du marché au Québec. Mais pour un Bryan Perro qui affirme que la proportion des ventes de numérique est infime - «J'en vends un pour 300!», le patron de Boréal, Pascal Assathiany, précise que le pourcentage est plus élevé dans certains secteurs - science-fiction, polars, science humaine - et lorsqu'on parle de nouveautés.

«Avec l'essai de François Legault qui vient de sortir par exemple, on peut monter jusqu'à 10%, dit M. Assathiany. Ensuite, les ventes suivent la même courbe que le papier.»

L'ancien éditeur de Marie Laberge est prudent dans ses commentaires, mais affirme que sa position a toujours été la même. «Nous encourageons toutes les mesures qui permettent aux librairies indépendantes de se renforcer, et nous regrettons celles qui les fragilisent.»

Le marché a besoin de cohérence, dit-il. Une seule personne peut-elle le déséquilibrer? «Je ne sais pas.» Les librairies indépendantes, estime-t-il, font en tout cas partie de cet écosystème et les auteurs ont besoin d'elles. Un avis que partage Suzanne Aubry. «C'est important d'appuyer les libraires parce qu'ils font connaître les jeunes auteurs. Nous les comprenons et nous sentons interpellés.»

Brasser la cage

Richard Prieur croit que ce dossier qui «vient brasser la cage» prouve que le grand débat sur le numérique est à faire. Mais il sourit quand on lui rapporte que Marie Laberge estime que «les auteurs sont les derniers à être payés» et qu'ils doivent prendre le train du numérique pour pouvoir être rétribués à leur juste valeur.

«Les auteurs sont peut-être les derniers payés, mais ils sont payés. Alors que ce sont souvent les éditeurs qui perdent de l'argent. Neuf fois sur dix, les livres qu'on édite ne sont pas rentables.» Richard Prieur rappelle aussi que les éditeurs ont la plupart du temps un rôle à jouer comme intermédiaire entre le public et les auteurs.

«Il y a combien de Marie Laberge au Québec?, demande-t-il. Des auteurs populaires comme Patrick Senécal et India Desjardins se promènent d'un éditeur à l'autre, j'imagine que c'est parce qu'ils jouent des rôles complémentaires pour eux. Même Michel Tremblay et Louise Tremblay d'Essiambre, qui marchent beaucoup, ne partent pas travailler seuls pour autant. Le numérique est peut-être simple pour Marie Laberge, mais c'est aussi un côté business que la majorité des auteurs ne veulent pas assumer.»