Livre phare de la culture occidentale, Le Petit Prince a 70 ans cette année. Un lien très fort unit le Québec à son auteur, Antoine de Saint-Exupéry. Une histoire tout aussi passionnante que méconnue.

Un an avant la publication du Petit Prince, au printemps 1942, Antoine de Saint-Exupéry a séjourné au Québec pendant cinq semaines. Coincé ici à cause d'un problème de visa, angoissé à s'en rendre malade - il souffre de crises de foie -, ce qui devait être un voyage éclair de quelques jours pour prononcer deux conférences se transforme en un long calvaire entrecoupé de rencontres marquantes.

Le livre Pilote de guerre venait de sortir aux États-Unis et connaissait un grand succès. Au faîte de sa gloire, l'auteur-aviateur séjournait à New York et l'éditeur québécois Bernard Valiquette - qui avait réimprimé ici Courrier Sud, Vol de nuit et Terre des hommes - en a profité pour l'inviter au Québec.

«Saint-Ex était l'écrivain français le plus connu aux États-Unis, il l'était sûrement au Québec aussi», souligne Delphine Lacroix, responsable culturelle de la succession Saint-Exupéry. Sa présence n'est donc pas passée inaperçue - 1400 personnes assistent à sa conférence au Palais Montcalm à Québec! - et tous les journaux ont rapporté ses commentaires sur la littérature ainsi que sur la guerre qui faisait rage en Europe.

«Il faisait essentiellement un appel à la réconciliation des Français, au-delà des partis, pour s'unir dans la lutte contre le nazisme. C'est une vision utopiste qui rejoint ses écrits et qui lui ressemble», dit Delphine Lacroix, qui estime que les journalistes québécois ont rendu avec justesse et précision la pensée de l'auteur.

BANQ, Fonds Bernard Valiquette

Saint-Exupéry à l'hôtel de Ville de Montréal, avec son éditeur Bernard Valiquette, à gauche, et le maire suppléant Paul Leblanc.

Entre lenteurs administratives et guéguerre politique comme il les déteste - les gaullistes le soupçonnent de pétainisme -, l'auteur ne retrouvera la validité de son visa que cinq semaines plus tard. Pendant cette période, Saint-Exupéry a essentiellement séjourné à l'hôtel Windsor, d'où il est peu sorti et où il a écrit de nombreuses lettres.

«On ne sait pas précisément tout ce qu'il a fait, dit Delphine Lacroix. Mais on sait qu'il a rencontré plein de gens, qu'il s'est baladé à l'extérieur de Montréal.»

Dans son livre Escales québécoises publié en 2000 à l'occasion du centenaire de la naissance de Saint-Exupéry, le chercheur en histoire Pierre Desjardins raconte de nombreuses anecdotes sur ce séjour forcé de Saint-Exupéry au Québec. Comment, par exemple, il était en colère contre Bernard Valiquette - qui avait d'ailleurs fait des pieds et des mains pour réussir à le faire entrer au Canada! -, et surtout, les quelques sorties qu'il a faites au restaurant, dans des résidences de Montréal et de Québec et des chalets des Laurentides et de Lanaudière. Une vidéo maison exceptionnelle retrouvée récemment montre même Saint-Exupéry en excursion sur le lac Saint-Louis à bord du yacht du généalogiste Gabriel Drouin.

Pour sa recherche, Pierre Desjardins a rencontré de nombreuses personnes qui ont été marquées par le passage de Saint-Exupéry chez elles. Il ressort de ces témoignages que l'auteur s'ennuyait vite auprès des adultes et qu'il recherchait la compagnie des enfants. Ceux qui l'ont rencontré à l'époque, dont le comédien Claude Préfontaine, mort récemment, et son frère Yves, romancier et poète, se sont rappelé les avions de papier que Saint-Ex leur fabriquait et des histoires qu'il leur racontait.

Ces témoignages rejoignent ceux de Thomas de Koninck, doyen de la faculté de philosophie à l'Université Laval. En 1942, ce petit garçon blond de 8 ans qui posait beaucoup de questions aurait, selon la légende, «inspiré» le personnage du Petit Prince lorsque Saint-Ex est allé chez lui après sa conférence de Québec, invité par Charles de Koninck.

Selon Delphine Lacroix, Thomas de Koninck «n'est pas le Petit Prince, ce n'est pas ça, le truc. Tout le monde a une légende par rapport à ce livre et il n'y a pas d'unique vérité».

Mais il demeure très plausible que Thomas de Koninck et les autres enfants rencontrés pendant son séjour au Québec aient alimenté l'univers de Saint-Exupéry, qui s'enrichit constamment pendant cette période. «Pendant cet épisode de guerre et de douleur, il va toujours chercher du côté de l'enfance, de l'espoir, de la beauté du monde qu'il faut protéger», ajoute Delphine Lacroix.

De plus, l'auteur portait certainement son personnage en lui depuis des années - des croquis le prouvent, et Delphine Lacroix rappelle que des «traces» du Petit Prince se trouvent dans Pilote de guerre.

Le célèbre conte philosophique était donc sûrement en gestation pendant ce voyage, car c'est à son retour à New York, fin mai 1942, que Saint-Exupéry en commence la rédaction. «Il a donc été enfanté dans un contexte difficile d'exil et de guerre, explique Delphine Lacroix. D'où cette teneur un peu mélancolique que Saint-Ex exprime dans ce personnage qui fait un retour sur l'enfance et la vie, quand justement la mort frappe.»

Le livre sera imprimé simultanément en français et en anglais aux États-Unis et sortira le 6 avril 1943 en Amérique du Nord. Il ne sera publié en France qu'en 1946, à titre posthume. Et les liens de Saint-Exupéry avec le Québec sont restés forts puisque c'est dans la revue Amérique française que sa Lettre à un otage (titrée Lettre à l'ami) a été publiée en primeur en mars 1943, en même temps qu'aux États-Unis.

Et c'est tout de même le titre de son oeuvre majeure, Terre des hommes, qui a été choisi comme nom pour l'Exposition universelle de 1967, où a été invitée sa veuve Consuelo, bouclant ainsi la boucle d'une histoire inachevée. Antoine de Saint-Exupéry est disparu en mer le 31 juillet 1944, emportant avec lui les secrets de la création du Petit Prince et alimentant pour toujours sa légende.

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L'année Petit Prince

Publications

> Une édition anniversaire La belle histoire du Petit Prince (Gallimard), qui comprend des textes d'analyse et des témoignages des amis de Saint-Exupéry de l'époque et d'artistes d'aujourd'hui.

> Un coffret comprenant le livre dans son édition originale et un CD du célèbre enregistrement de Gérard Philipe réalisé en 1954.

> Une nouvelle édition cartonnée dans un format agrandi pour les petits.

> Un passeport Petit Prince qui résume bien les liens qui unissent Saint-Exupéry à l'Amérique du Nord et qui sera offerte entre autres au Salon du livre et au Musée des beaux-arts.

> Le manuscrit du Petit Prince. Fac-similé et transcription (Gallimard), imprimé sur papier bible, à venir en octobre. C'est une reproduction à l'identique du manuscrit original et des dessins préparatoires de Saint-Exupéry, qui sont conservés à la Morgan Library and Museum de New York. Une exposition autour du Petit Prince, où ces manuscrits pourront être vus, y aura d'ailleurs lieu de janvier à avril 2014.

Événements

> Une murale itinérante partira du Musée des beaux-arts (MBAM) et ira jusqu'à Sainte-Justine en passant par le musée Grévin et le Salon du livre de Montréal, sur laquelle chacun pourra dessiner «sa propre planète».

> Animations culturelles au MBAM autour du thème du Petit Prince pendant les Journées de la culture, les 27 et 29 septembre.

> Mise en lecture à la Grande Bibliothèque le 17 novembre.

> Conférence de Pierre Desjardins sur le séjour de Saint-Exupéry au Québec à la maison de la Culture Pointe-aux-Tembles le 7 novembre.

Projets

> Depuis sa publication, Le Petit Prince a été traduit en 270 langues et de nouvelles s'ajoutent régulièrement. En 2011, Gary Victor l'a traduit en créole pour les petits Haïtiens, et le projet d'une traduction en inuktitut est dans l'air.

> Le réalisateur du premier Kung Fu Panda, Mark Osborne, réalise en ce moment un film d'animation tiré du Petit Prince, qui sortira sur les écrans en 2015. Cette grosse production mettant en vedette les voix de James Franco et de Marion Cotillard est conçue entièrement à Montréal par deux entreprises françaises établies ici, Mikros Image Canada et Onyx Films.

Passeport Petit Prince

Le jeune Antoine de Saint-Exupéry