Succédant à Dany Laferrière, Daniel Pennac, Margaret Atwood, Carlos Fuentes, Paul Auster, Norman Mailer et Marie-Claire Blais, pour ne nommer que ceux-là, c'est l'écrivaine américaine Joyce Carol Oates qui recevra aujourd'hui le Grand Prix Littéraire Metropolis Bleu 2012, visant à récompenser l'ensemble d'une carrière.

Géante des lettres américaines, souvent citée dans la liste des écrivains « nobélisables », Joyce Carol Oates est l'auteure de plus de 70 romans, recueils de nouvelles et de poésie, de pièces de théâtre et d'essais, bref, d'une oeuvre colossale, qui couvre plus de 50 ans d'histoire américaine. Célèbre dans la francophonie notamment pour ses romans Les chutes et Blonde, ses lecteurs ont découvert cet automne un côté plus intime de l'écrivaine avec la parution en français de A Widow's Story ( J'ai réussi à rester en vie ), le récit bouleversant de la mort de son mari Raymond Smith, compagnon d'une vie (47 ans de mariage), et le dur combat qu'elle a dû mener pour surmonter cette perte immense. Nous avons posé quelques questions par courriel à la lauréate, qui sera à Montréal aujourd'hui.

QVotre prolifique carrière d'écrivain est systématiquement abordée dans toutes vos entrevues, alors réglons tout de suite cette question : est-ce que l'on pourrait dire que vous êtes atteinte de la « maladie » de l'écriture ou du « démon » de l'écriture? D'où tirez-vous cette formidable énergie pour écrire de façon si régulière?

RJe ne pense pas à l'expression artistique en termes de « maladie » ou de « possession démoniaque », mais plutôt comme d'un corollaire à la condition humaine. Nous racontons tous des histoires et nous aimons qu'on nous en raconte, c'est une manière d'en apprendre à la fois sur le monde et sur soi-même. Je ne crois pas avoir plus d'énergie que la plupart de mes amis écrivains ou de mes collègues universitaires qui travaillent dans d'autres champs, comme la neuroscience, l'histoire, l'art, etc.

QVous écrivez dans J'ai réussi à rester en vie, qu'il « faut être assez fort pour écrire. Il faut avoir la force émotionnelle et physique ». La terrible perte de votre mari vous a-t-elle fait craindre de perdre votre capacité à écrire?

RLa création artistique, quelle qu'elle soit, exige effectivement une certaine endurance physique. Pendant des mois, je ne faisais pas montre de beaucoup de force physique ou psychologique, mais je m'efforçais de tenir mon journal intime. Beaucoup de passages de ce livre sont d'ailleurs tirés directement de ce journal. Je n'étais plus apte à créer une fiction nouvelle, mais j'ai passé une année à revoir et réviser chaque page, chaque phrase, chaque nuance de mon roman Little Bird of Heaven. Comme pour mes mémoires, c'était un travail harassant par lequel je faisais mes adieux à une partie de ma vie qui ne reviendra plus jamais.

QLa question du mal est partout présente dans votre oeuvre. Aucun sujet ne semble vous faire peur, que ce soit la vie de Marilyn Monroe (Blonde), le meurtre de JonBenet Ramsey (Petite soeur, mon amour), ou la vie trouble des grands écrivains américains (Folles nuits). Existe-t-il des sujets qui vous effraient?

RQuelle question intéressante. Je devrai y réfléchir. Je ne pourrais pas écrire à propos d'un sujet parfaitement lugubre. Mes mémoires et mes fictions sont axées sur l'idée du changement et de la possibilité d'une résolution future.

QEst-ce cette absence de peur comme écrivain qui vous a permis d'écrire J'ai réussi à rester en vie, probablement votre livre le plus intime, celui où vous vous dévoilez le plus?

RJe suis sans doute une personne pleine de peurs. J'ai toujours peur de perdre ce qui m'est le plus cher. Je comprends maintenant que toute perte est non seulement possible mais inévitable. Ainsi la « peur » prend-elle la forme de la résignation. J'ai découvert ma faiblesse plutôt que ma force. Cependant, malgré toutes mes failles, j'ai poursuivi en avant. C'est ce que découvrent les endeuillés. « Être épouse, c'est comprendre qu'on sera veuve un jour », comme chacun le sait.

QLe suicide est un thème régulier dans votre oeuvre, mais jamais peut-être n'a-t-il été plus près de vous que lors de cette épreuve intime que vous décrivez dans J'ai réussi à rester en vie.  Est-ce que d'avoir écrit sur le sujet aide à affronter cette question lorsqu'elle se présente ou pas du tout?

RMa chère amie Gloria Vanderbilt, après le suicide de son bien-aimé fils dans la jeune vingtaine, a connu les horreurs de la souffrance psychologique et de la dépression. Comment s'en est-elle tirée? « Une respiration à la fois, Joyce. » C'est le conseil de Gloria. Et c'est le seul qui soit vraiment secourant, durable et fondamental.

QIl faut parler de cet humour noir qu'on trouve dans vos romans, et même dans ce récit difficile qu'est J'ai réussi à rester en vie. L'humour est souvent un ressort littéraire qu'on tente d'éviter dans la littérature dite « sérieuse ». À quoi vous sert-il comme écrivain?

RJe crois que l'humour, l'humour noir et l'ironie précisément, sont partie intégrante de la littérature sérieuse. Dostoïevski, Kafka, Shakespeare, Faulkner... Il me vient tout naturellement de percevoir l'aspect ironique des choses au beau milieu de la tourmente. Cela me paraît si bizarre, à quel point j'ai tendu vers le chagrin pour mon mari, et d'une manière si exaltée, tout en gardant les pieds bien sur terre comme un personnage sorti d'une comédie des Marx Brothers. Recevoir tous ces cadeaux de condoléances, magnifiques et onéreux, alors que mon époux n'était même pas là pour les partager, tout cela me faisait l'effet d'une épouvantable plaisanterie. Comment faire preuve d'empathie pour le chagrin de quelqu'un d'autre? Mieux vaut faire simple, je crois. Un petit mot, quelques fleurs, des cadeaux modestes et de bon goût. De toute façon, la veuve éplorée se trouve dans un tel état de désarroi qu'elle ne peut participer vraiment à ces processions.

QVous avez traversé le siècle américain, et l'avez décrit dans ses mythes, ses paradoxes, ses perversités, sa complexité. Que signifie pour vous être un écrivain « américain »?

RUn véritable écrivain « américain » est celui qui propose un miroir, ni agrandissant ni rapetissant, dirigé vers nos sociétés complexes et en incessante évolution. Il aide à faire ressentir notre fort sentiment d'appartenance à notre ville ou notre région de naissance. Il y a dans tous les arts cette furieuse envie de commémorer un lieu, une époque, des gens, et des façons de vivre qui sont peut-être en voie de disparition.

QLe premier livre qui vous a marqué lorsque vous étiez enfant était Alice au Pays des merveilles, dit-on. Est-ce que vous vous identifiez à elle? Comme Alice, et comme écrivain, n'avez-vous pas traversé le miroir, toute votre vie?

RLe personnage d'Alice fut ma première héroïne de fiction favorite, et elle m'accompagne encore. Elle est curieuse de tout, parfois insouciante, mais toujours courageuse et entière. Plus important, elle est optimiste et sensible. Elle trouve moyen de survivre et même de vaincre dans des situations invraisemblables et cauchemardesques. Je n'aurais jamais pu supporter la folie du Wonderland ni passer de l'autre côté du miroir. Alice l'a fait!

Remise du Grand Prix littéraire Metropolis bleu 2012 à Joyce Carol Oates aujourd'hui, 18h30, à l'Auditorium de la Grande Bibliothèque, suivi d'une conférence de 90 minutes.