Une vingtaine d'années à acquérir le sens de l'instant, par la poésie et par la nouvelle, ont mené Dominique Robert à ce premier roman choral abouti, Chambre d'amis, où tous les personnages ont droit à leur portrait dans une espèce d'exposition de leurs moments les plus personnels. Une autre découverte des Herbes rouges.

«Le monde est morcelé. Pourtant, il ne tombe pas en morceaux.» Cette phrase du philosophe Cornélius Castoriadis citée en exergue de Chambre d'amis s'applique bien au roman de Dominique Robert. Tout y est fragmenté, mais tout se tient. «Ce n'est pas parce que je suis en morceaux ou que le monde est en morceaux qu'il ne faut pas vivre, dit-elle, simplement. De toute façon, on n'a pas besoin que tout soit parfait, bien attaché et bien ficelé.»

Elle en sait quelque chose. Dominique Robert enseigne le français aux élèves en difficulté au secondaire depuis 20 ans, dans un programme de «raccrochage». Rien ne laisse deviner chez cette femme souriante et lumineuse ce passé «sexe, drogue et rock'n'roll» qu'elle confesse sans honte, ayant depuis opté pour la sobriété.

«Au terme de cette aventure, j'ai touché le fond. Et je me suis retrouvée dans l'enseignement au secondaire. J'ai eu comme un coup de foudre pour l'école. Il y avait quelque chose dans ma vie qui fonctionnait et c'était ça. Une école avec des gens comme moi. Pour eux, c'est la dernière chance de croire à quelque chose. Ils ont cette braise, tu as le soufflet... Et tu t'essouffles! Je pensais qu'en vieillissant ça changerait, mais je les adore. Je ne m'ennuie jamais.»

Cela explique peut-être le caractère par moment très cru de Chambre d'amis, une sorte de néo-réalisme selon sa définition, férue qu'elle est de ce qu'elle nomme «les nouveaux moralistes», puisqu'elle se reconnaît chez Bret Easton Ellis, Catherine Mavrikakis, Michael Delisle, le cinéaste Paul Thomas Anderson, la série Six Feet Under... «C'est dur, mais ça correspond à quelque chose de réel, et si la littérature ne s'occupe pas de ce réel-là, c'est de la fausse littérature», croit-elle.

Le mélange des genres et des arts est fondamental dans l'écriture de Dominique Robert, qui nous a donné le recueil Leçons d'extérieur en 2009. Chambres d'amis est principalement inspiré de la photographie. Le roman est construit comme une exposition, de courts chapitres en guise de «petits formats en noir et blanc», de plus longs comme des portraits en couleurs.

Un point focal, le bar Night, par où passent les multiples personnages, la photographe Juliette, Isa et son amant Francis, l'étudiante Fanny, la prostituée Minh, le traducteur Daniel ou Catherine, l'écrivaine en panne qui parle philosophie avec les chats - sorte d'alter ego de l'auteure. Tous saisis à des moments de leurs vies, en apparence ordinaires, mais qui les résument en entier et pendant lesquels ils ont des réflexions étonnantes.

«Je crois que, contrairement au discours dominant, les gens pensent beaucoup», soutient l'écrivain. Comme le dit Juliette dans le roman, «La quadrature du temps, c'est un peu le présent, cette pointe de l'aiguille de l'instant sur laquelle le monde entier vient se piquer au moment de la prise de certaines photos. Inexplicablement, la photo de presque rien devient parfois celle de presque tout. Le monde s'approche soudain de l'appareil photo plutôt que le contraire, comme un insecte de la lumière.»

Grande lectrice de philosophie, Dominique Robert est fascinée par les allers et retours de la vie, déplorant qu'on ne retienne que les descentes aux enfers. La sobriété est un concept qu'elle continue d'explorer avec l'inspiration de l'artiste. «Vivre ses émotions à froid, regarder les choses en face, apprendre à se tenir sur ses pieds, se remettre en réseau humain. Je n'ai pas fini de découvrir ça. Je ne crois pas en Dieu, mais j'ai eu besoin du bouddhisme... La grande leçon, c'est la compassion pour soi-même et pour les autres.» Prise de conscience nécessaire pour entrer dans la chorale, user de la polyphonie? En cela, elle confie qu'elle ne voudrait jamais avoir le regard cynique d'un Houellebecq. Et sa chambre d'amis est ouverte non seulement aux personnages, mais à tous les lecteurs.

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Chambre d'amis. Dominique Robert. Les herbes rouges, 158 pages.