C'était une époque - avant la télé - où, en France, les grands écrivains étaient des personnages médiatiques. Mais Albert Camus l'était plus que les autres - indépendamment de ses qualités littéraires. Ce n'est pas un hasard s'il fut, à 44 ans, un lauréat exceptionnellement jeune du prix Nobel de littérature. Et si le président Sarkozy mijote le projet - controversé - de faire transférer ses cendres au Panthéon.

Il avait une indéniable ressemblance avec Humphrey Bogart - «croisé de Fernandel», plaisantait-il - et, comme James Dean, il est mort prématurément dans un accident de voiture - à 46 ans, ce qui est la fleur de l'âge pour un écrivain. Un vrai destin. Un père mort à la guerre quand il avait 1 an, et une mère analphabète qui faisait les ménages à Alger. Un premier roman, L'étranger, écrit à 27 ans, et qui le rendra célèbre dès sa publication, deux ans plus tard. Une participation courageuse à la Résistance. Sans oublier des talents de séducteur qui feront de lui toute sa vie un redoutable homme à femmes, partagé jusqu'à la veille de sa mort entre sa femme Francine, trois maîtresses officielles et de nombreuses liaisons passagères.

Même si ces épisodes appartiennent désormais à un passé lointain et si les documents visuels sont presque inexistants, le romanesque du personnage explique peut-être l'extraordinaire succès posthume de son oeuvre. L'étranger demeure l'oeuvre littéraire la plus vendue en France, avec 360 000 exemplaires de l'édition originale et 6,7 millions en format de poche. La peste (1947) a, dans sa première vie, vendu 400 000 exemplaires, puis 3,6 millions de «poches». La chute (1957) en est à 1,7 million d'exemplaires, toutes éditions confondues. Au lendemain de sa brouille mortelle de 1953 avec Sartre, qui ne supportait pas qu'on dénonce l'URSS, il fut traité en paria par la majorité des intellectuels. Non seulement sa dénonciation du totalitarisme, au nom des valeurs de gauche, passe aujourd'hui pour courageuse et prophétique, face aux complaisances et au sectarisme de Sartre, mais encore la postérité lui fait-elle un triomphe en librairie.

Projet de Sarkozy

D'où cette idée de Nicolas Sarkozy, pour marquer le 50e anniversaire de sa mort, d'installer Albert Camus au Panthéon, où il rejoindrait Rousseau, Hugo et Zola, mais aussi André Malraux, «panthéonisé» en 1996 à l'initiative de Jacques Chirac. Un projet consensuel, puisque le grand romancier est respecté aussi bien par la droite pour avoir dénoncé le communisme, que par la gauche pour avoir dit la vérité. Mais c'est également une belle manoeuvre: le transfert au Panthéon d'une grande figure de gauche, belle preuve d'ouverture pour un président de droite.

Dès la mi-novembre 2007, au cours d'un déjeuner célébrant le 50e anniversaire du prix Nobel de 1957, il en parle à Catherine, fille de Camus et gestionnaire des droits, dont l'accord est indispensable. Celle-ci hésite. D'autant plus qu'il y a trois semaines, à la mi-décembre, le projet est éventé par Olivier Todd, le principal biographe de Camus, qui dénonce cette «récupération».

Albert Camus, philosophe libertaire, méfiant vis-à-vis de tous les pouvoirs, qui repose aujourd'hui dans la discrétion du petit cimetière de Lourmarin, «son» village provençal, aurait-il vraiment souhaité cette momification officielle? À cette question, la gauche répond bien sûr par la négative. D'ailleurs - disent certains - il s'agit d'une opération de relations publiques, où Albert Camus sert de faire-valoir à Sarkozy. L'affaire est devenue politique: «On a transformé mon père en missile anti-Sarkozy, ironise Catherine Camus, ça aussi c'est de la récupération.»

«Bien sûr qu'il s'agit pour Sarkozy de tirer bénéfice de l'événement, dit Daniel Leconte, auteur de Camus, si tu savais, mais ça n'a pas tellement d'importance: si les enfants de Camus estiment que c'est un bel hommage rendu à leur père, pourquoi pas? S'ils croient qu'il est mieux à Lourmarin, tant mieux. De toute façon, la gloire de Camus va se perpétuer, avec ou sans Panthéon.»

Dans les coulisses de l'Élysée, on admet qu'on a raté la date anniversaire du 4 janvier, «mais le 50e anniversaire dure jusqu'à la fin de 2010».