Le bulletin d'informations de 22 h venait tout juste de commencer. Assis dans le salon, Simon regardait d'un oeil la télévision et de l'autre, la fourchette qui allait et venait entre sa bouche et l'assiette de restants qu'il avait réchauffés au micro-ondes. La lectrice de nouvelles salua les téléspectateurs, puis annonça qu'à midi, heure du Pacifique, Michael Jackson s'était effondré dans son domicile de Holmby Hills, en banlieue de Los Angeles; il avait été transporté d'urgence au UCLA Center et sa mort venait d'être confirmée; il avait 50 ans. Simon esquissa un sourire, abandonna sa prochaine bouchée et monta le volume du téléviseur.

Le journaliste dépêché sur les lieux raconta qu'ils étaient venus par centaines dire adieu à la star. Une première caméra, postée devant les grilles de l'hôpital, montra le rassemblement dans un lent travelling, puis une deuxième, en gros plan, un adolescent en pleurs, en s'attardant sur la larme qui roulait sur sa joue. Il brandissait en direction de l'hôpital une pancarte sur laquelle était écrit We love you Michael. L'image s'arrêta et, en caractères blancs, s'y superposèrent les années de naissance et de mort du chanteur : 1958-2009. Fondu au noir, puis pause publicitaire - une femme active vantant les mérites d'une marque de yogourt. Simon se demanda qui était ce you, oui, à qui s'adressait la pancarte de l'adolescent puisque Michael Jackson était mort. On aurait dit que la caméra s'était substituée au regard de la star, et maintenant tous ceux qui regardaient le bulletin d'informations recevaient ce message d'amour à sa place. C'est après s'être dit ces mots que Simon communiqua la nouvelle à Édith.

- Qu'est-ce que tu dis?

- Michael Jackson est mort.

- ...

Édith était en train de prendre un bain. Avant que Simon ne lui apprît le décès du chanteur, étendue dans la baignoire, elle avait décroché, comme elle-même le disait, c'est-à-dire qu'elle était parvenue à oublier ses soucis, voire sa propre personne. Elle devait rejoindre des amies dans un bar du centre-ville un peu plus tard, et en retirant le bouchon toutes les cinq minutes pour renouveler l'eau chaude, elle relaxait en feuilletant le magazine de mode qu'elle avait reçu ce matin par la poste. Elle aimait surtout sentir les échantillons de parfum et étudier la coupe de cheveux des mannequins et des actrices, pour prendre connaissance des nouvelles tendances et essayer de voir ce qui lui irait bien. Quand une coupe lui plaisait, elle posait son pouce sur le visage du modèle et son imagination se chargeait d'y projeter le sien. C'était alors elle-même qu'elle voyait défiler sur le tapis rouge d'une superproduction hollywoodienne et sourire à la caméra dans une position désinvolte; elle-même qui regardait nonchalamment par la fenêtre dans un pull de laine ; elle-même, elle-même, elle-même... Mais la voix de Simon l'avait brusquement ramenée à la réalité et lui avait rappelé qu'elle était là, nue dans la salle de bains de son petit appartement. On aurait dit que le nuage de vapeur qui enveloppait la pièce venait de disparaître pour révéler les quatre murs qui l'entouraient, la peinture qui décollait et le ménage qu'il y avait à faire. La ventilation grondait et le rideau de douche était grotesque.

Son premier réflexe fut de porter son bras droit devant ses seins et sa main gauche, devant son sexe. Quand elle prit conscience de son geste de pudeur, elle se traita d'idiote ; il n'y avait personne pour la voir et la porte était verrouillée. Elle hésita un instant, puis lentement, elle se découvrit : elle se sentit rougir. Elle avait l'impression de ne plus être seule, mais elle n'aurait pas su dire qui ou quoi était entré dans la salle de bains au moment où elle avait appris le décès de Michael Jackson.

Simon s'était remis à manger. Il n'était pas touché par toutes ces images d'archives au ralenti qui se succédaient, ni par les témoignages de fans qualifiant le chanteur de plus grand des plus grands. On aurait dit un événement lointain, le dernier épisode d'un feuilleton vieux de plusieurs dizaines d'années. Michael Jackson était devenu le personnage d'une fiction invraisemblable, à laquelle personne n'arrivait à croire: une créature fantastique habitant l'autre côté de l'écran, un être en deux dimensions, fait non pas d'os et de peau, mais de formes coloriées. Sans doute était-ce pour cela que ceux qui le croisaient dans la rue ne pouvaient faire autrement que de le photographier: pour le ramener dans son habitat naturel, derrière le papier glacé de la photo ou la vitre de l'écran de leur appareil numérique.

En mastiquant sa dernière bouchée, il s'amusa à compter les caméras qui couvraient l'événement. Il y en avait une en face du UCLA Center, parmi les gens venus pleurer la mort de Michael Jackson, une autre avec le journaliste et une troisième, filmant la foule dans son ensemble, devait se trouver à l'intérieur de l'hôpital, probablement perchée à la fenêtre d'un des derniers étages. Quand la caméra se trouvant dans la foule se tourna vers l'hôpital, Simon regarda le bâtiment avec attention en espérant apercevoir l'autre caméra et ainsi découvrir d'où venait la vue d'ensemble, pour se dire, lorsqu'on y retournerait, Ce que je regarde en ce moment, c'est ce que je verrais si je me tenais à cette fenêtre.

De plus en plus de gens se massaient devant le UCLA Center, et autour de la foule, de plus en plus d'équipes de journalistes et de caméramans. Les caméras filmaient des caméras, et les journalistes dénombraient le nombre de journalistes dépêchés sur les lieux. Plus le nombre de personnes qui avaient été touchées par la mort du chanteur serait grand, plus il y aurait de journalistes. Et plus il y aurait de journalistes, plus l'événement serait important. Simon se dit qu'il y avait plusieurs cercles de réalité - l'image qui lui venait était celle d'une cible pour le tir à l'arc. Au centre de tout, il y avait Michael Jackson, puis, dans un deuxième cercle, les médecins et les infirmières impliqués dans l'hospitalisation de la star. Venaient ensuite les admirateurs massés devant l'hôpital, puis les caméras et les journalistes et, finalement, dans le tout dernier cercle, lui, en train de manger une assiette de restants réchauffés au micro-ondes.

Édith sauta hors du bain, couvrit rapidement son corps d'une serviette et alla s'asseoir à côté de Simon. Il lui demanda si elle avait faim. Mais elle ne lui répondit pas : elle restait là, immobile et dégoulinante sur le divan, les yeux rivés sur le téléviseur. Puis, quand on alla à une pause publicitaire - cette fois un véhicule utilitaire sport roulant à flanc de montagne - elle se résolut à quitter le salon. Cette chose qui était entrée dans la salle de bains tout à l'heure la guettait toujours; elle sentait son regard peser sur elle. Elle devait maintenant penser à respirer, à avaler sa salive, à cligner des yeux... Le plancher craquait à chacun de ses pas, sa démarche n'avait aucun naturel. Elle traversa le corridor, prit la deuxième porte à droite, s'assit sur le lit et resta un long moment immobile. Ce n'était pas un vulgaire jeudi, pas un 25 juin comme n'importe quel 25 juin, mais une journée historique. Cet instant qu'elle était en train de vivre était déjà en train de s'enregistrer dans sa mémoire. Elle ne faisait pas que vivre un moment: elle mettait en scène le souvenir qu'elle en aurait plus tard. Elle se disait Dans cinq, dans dix ans, je vais me souvenir de cette journée où Michael Jackson est mort, et je ne veux pas y repenser en me voyant comme ça, nue et mouillée sous une serviette de bain, ou les jambes en l'air pour enfiler des bas. Elle vivait ce moment au futur antérieur : Qu'est-ce que j'aurai fait le jour où j'ai appris la mort de Michael Jackson? Comme d'autres vont chez la coiffeuse avant qu'on prenne leur photo de passeport, elle voulait s'assurer que tout serait à son goût lorsqu'elle se rappellerait ce moment. Il y avait une foule qui la regardait, une foule d'elles-mêmes, avec, assises côte à côte, elle à 42 ans, elle à 31 ans, elle à 82 ans, elle à 60 ans, elle à 38 ans...

Simon termina son repas. Il alla rincer son assiette dans l'évier, puis il revint dans le salon. À la télévision, on décrivait maintenant la star en chiffres. Michael Jackson, c'était 750 millions d'albums vendus en carrière, dont 65 millions seulement pour Thriller, un record. C'était un artiste exceptionnel, et on aurait dit que tous ces millions qui défilaient à l'écran tentaient de donner la mesure de son exception. On vit une jeune femme hurler, la bouche grande ouverte: sa peine devait être proportionnelle aux chiffres de Michael Jackson.

Pendant la pause - des jeunes bien habillés rigolant en se prenant en photo les uns les autres - Simon se demanda si on allait pleurer de la même façon le jour de sa mort à lui. Était-il important comme Michael Jackson l'avait été ne serait-ce que pour une seule personne ? Édith hurlerait-elle la bouche grande ouverte s'il devait être victime d'un arrêt cardiaque? Tous ces gens massés devant le UCLA Center pleuraient sûrement comme jamais ils n'allaient pleurer, et même pour la mort de leur mère, de leur père, de leur frère ou de leur soeur. Ils se donnaient en spectacle, aux téléspectateurs mais aussi sans doute à eux-mêmes, comme s'ils cherchaient à se convaincre de la nature dramatique de ce qui venait d'arriver. Pour se persuader que c'était bien réel ou pour faire partie, le temps d'un plan de caméra, de cette histoire qu'on aurait dite fabulée, de cette scène. Ils cessaient d'être des humains pour devenir des personnages, et ils pleuraient ainsi presque malgré leur volonté, parce que c'était ce qu'on attendait d'eux, leur rôle.

Toujours assise sur le lit, Édith fixait du regard le contenu de sa garde-robe. Comment devait-elle s'habiller ? Elle ne pouvait pas laisser cette donnée au hasard. Pour les circonstances, plusieurs de ses robes lui semblaient inadéquates vu leurs couleurs trop vives. Mais elle ne voulait pas non plus revêtir ses habits noirs, ceux qu'elle avait portés quelques mois plus tôt aux funérailles de l'une de ses tantes. Elle n'était quand même pas en deuil ; elle voulait seulement être en accord avec le caractère spécial de la journée. Une jupe grise et une blouse blanche, alors ? Non plus, c'était trop classique. Michael Jackson avait mené une existence exubérante, sa tenue devait le refléter. Elle porterait son manteau de cuir, oui, de ça elle était certaine. Il était orné de plusieurs fermetures éclair, et bien qu'il ne ressemblât pas vraiment au manteau rouge emblématique de l'époque de Thriller, elle jugeait qu'il lui ferait référence. Dehors, il faisait trop chaud pour porter un manteau. Tant pis, elle endurerait.

Michael Jackson devait sans arrêt faire face à ce genre de problème, se dit-elle. Le mythe autour de lui était devenu plus grand que sa personne. Tous les jours de sa vie, il devait s'évertuer à ressembler à Michael Jackson : à la naissance de Paris, de Prince Michael I ou de Prince Michael II, être habillé de la même façon qu'aurait été habillé Michael Jackson le jour de la naissance de l'un de ses enfants. Il lui fallait être à sa propre hauteur. C'était peut-être ce besoin de correspondre à lui-même qui l'avait mené à avoir si souvent recours à la chirurgie esthétique. Même son visage ne lui appartenait plus: son nez était sans cesse trop gros pour être celui de Michael Jackson; sa peau, trop foncée; sa bouche, trop petite. Édith se demanda si, au centre de la maison de Michael Jackson, il y avait une petite pièce close, sans aucune fenêtre, dans laquelle le chanteur s'enfermait pour être à l'abri des regards. Mais que faisait-il alors? Qui était Michael Jackson lorsqu'il n'avait plus à être lui-même? Peut-être se déshabillait-il et se mettait-il à agiter les bras et les jambes n'importe comment, en poussant des cris d'animaux. Ou peut-être se couchait-il sur le dos pour rester immobile de longues heures.

Édith se souvenait d'une histoire qu'elle avait entendue: un jour, Michael Jackson avait loué un supermarché et engagé des dizaines de figurants, qui devaient agir normalement dans les allées, ignorer sa présence. Il voulait pouvoir faire son épicerie comme n'importe qui, c'est-à-dire comme n'importe qui d'autre que lui-même. Peut-être que dans cette petite pièce au centre de sa maison, il pouvait enfin enlever les tenues extravagantes de Michael Jackson pour enfiler des jeans, un chandail troué et des chaussures de sport bon marché. Lorsqu'il donnait un spectacle, Michael Jackson devait regarder ses spectateurs de la même façon qu'eux le regardaient: avec envie. Il y avait un grand miroir au niveau de la scène, et de chaque côté on se voyait comme on aurait voulu être.

Michael Jackson s'adressait maintenant à une meute de journalistes japonais ; il était en compagnie de Bubbles, le chimpanzé qu'il avait sauvé d'un laboratoire médical. Les deux étaient habillés de façon similaire: lui portait une chemise rouge et Bubbles, une salopette faite du même tissu et un chandail blanc à rayures rouges. Michael Jackson flattait son compagnon en souriant. La lectrice de nouvelles informa les téléspectateurs que Bubbles était toujours en vie; maintenant âgé de 26 ans, le chimpanzé habitait désormais dans une réserve naturelle; dans son testament, Michael Jackson lui léguait un million de dollars, somme censée lui assurer un avenir.

Simon se souvenait de Bubbles. À l'époque, il avait lui aussi voulu un chimpanzé, et il se rappelait maintenant sa déception lorsque, le jour de Noël, il avait déballé son dernier cadeau sans y trouver de singe. En regardant Bubbles à l'écran, Simon avait envie de le prendre dans ses bras, de le serrer contre lui, de le cajoler... Simon se demanda ce qu'avait été Bubbles pour Michael Jackson. Peut-être son seul véritable ami. Dans le regard de Bubbles, il ne portait pas ce masque de Michael Jackson ; ses deux grands yeux bruns ne voyaient pas en lui une icône américaine ni une créature étrange et hideuse, mais un être vivant, un descendant du singe, avec qui il pouvait jouer. Un humain, qui avait de la peau, des dents, des ongles... avec du sang dans les veines.

Simon s'imagina le chanteur lorsqu'il avait fermé les yeux. Peut-être qu'à ce moment-là, au milieu des dizaines d'ambulanciers et de médecins s'agitant autour de lui, quand il avait dit adieu aux formes et aux couleurs, aux goûts et aux odeurs, aux sons et à la musique, peut-être qu'alors il avait cherché Bubbles, pour qu'au moins devant quelqu'un, ce qui était en train de se passer ne soit pas qu'un événement planétaire, pas que la une du lendemain, mais la mort d'un homme. Sa mort à lui. Michael Joseph Jackson, fils de Joseph Jackson et de Katherine Esther Scruse et père de trois enfants.

Simon pensa au corps de cet homme - à son cadavre, quelque part dans le UCLA Center, la bouche entrouverte, les yeux fermés, la peau froide, le coeur qui avait arrêté de battre, probablement nu dans un sac gris. En apprenant que Michael Jackson était mort, il venait de se rappeler qu'il avait un jour été vivant.

Le bulletin d'informations se termina et Simon se demanda ce qu'était en train de faire Édith. Voilà 15 minutes qu'elle était partie s'habiller. Il baissa le volume du téléviseur et l'appela. Pas de réponse. Quand il la rejoignit dans la chambre, il la trouva assise sur le lit, immobile. Elle tourna la tête pour lui sourire tristement. Il lui demanda si elle voulait qu'il lui fasse réchauffer une assiette. Elle acquiesça : oui, elle avait faim. Il alla dans la cuisine et elle s'habilla. Bientôt elle irait danser.