Celui qui consacre sa vie à la chose écrite est une étrange créature. On le nomme «le lettré». Le professeur de littérature William Marx lui consacre tout un essai. Dans Vie du lettré, qui se veut une sorte de biographie «non autorisée», donc assez libre, du personnage, il écrit en préambule: «À tout prendre, un lettré se situe du côté du lecteur plutôt que de l'auteur: il a sacrifié sa vie pour faire entendre la parole d'autrui.»

En 24 chapitres, une radiographie générale du lettré s'élabore, entre Orient et Occident, d'Aristote à Barthes,avec une nette préférence pour les lettrés de l'Antiquité, qui, peut-être, ayant vécu de plus près cet incroyable passage de l'oral à l'écrit, ont mieux que toutes les générations suivantes compris l'énorme révolution qui s'opérait dans l'histoire humaine -en fait, sans les lettrés, il n'y aurait pas eu d'Histoire...

Pour quoi il vit, on le sait. Mais comment vit-il, ce lettré, et comment parvient-il à vivre de ce qui lui donne envie de vivre, c'est autre chose, ce que Marx s'applique à démontrer en tissant les grandes lignes de son existence. L'organisation spatio-temporelle, le corps et ses besoins, la vie en société, les dérives de l'âme, les sirènes de la gloire, les rivalités, les menaces de la censure, tout cela est abordé pour mieux comprendre les sacrifices, les audaces ou les périls de la vie de ce personnage, dont le «plaisir propre est de représenter la civilisation à soi seul. La représenter et surtout, savoir qu'il la représente.»

Il lui faut se libérer des «embarras de la vie courante». On ne s'étonne donc pas de trouver plus de lettrés dans la vie monastique où le calme et le partage des tâches permettent la vocation. Cela explique la quasi-absence des femmes dans cet essai aussi. Mais cette vie communautaire du moine n'est-elle pas en contradiction avec l'individualisme nécessaire au lettré, dans son travail comme dans sa pensée? Et Marx de souligner le paradoxe de sa lutte quotidienne: «Ici, l'antithèse entre nature et culture se résout en harmonie: l'homme sauvage n'est-il pas celui qui s'enferme avec ses livres plutôt que de fréquenter ses semblables?»

Formidable dilemme

Dans cet essai brillant qu'on savoure à petite dose, Marx n'arrive pas à résoudre (et pourquoi le ferait-il?) le formidable dilemme auquel fait face le lettré (qui n'est pas nécessairement un écrivain) en choisissant sa vocation. La vie dans les livres est-elle vraiment la vie? Ou alors vit-on mieux et plus en lisant? Toujours est-il que le lettré n'est pas un fantôme, et que son travail n'a aucune valeur s'il n'est pas incarné. Au chapitre de la mort qui clôt l'essai, Marx cite le maître soufi Tierno Bokar: «L'écriture est une chose et le savoir en est une autre. L'écriture est la photographie du savoir, mais elle n'est pas le savoir lui-même. Le savoir est une lumière qui est en l'homme.» Et l'auteur de préciser: «Sur ce plan, la distinction entre civilisations orales et écrites s'estompe. Fût-il le plus érudit, fût-il fondé sur toute une bibliothèque, il n'y a pas de savoir en dehors de son actualisation vivante dans un être humain: il n'est pas séparable d'une dimension proprement existentielle.»

Car après tout, à quoi peuvent bien servir le savoir, et les livres, sinon qu'aux hommes et à eux seuls?

Quant à l'utilité du lettré, ce serait «recueillir la tradition pour l'éterniser, donner une existence actuelle et prochaine à ce qui a été et, pour cette seule raison qu'il a été, serait susceptible de n'être plus». Mais ce faisant, paraît-il, il tue les dieux....

Vie du lettré

William Marx

Éditions de Minuit, 181 pages, 36,95$

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