Tout cela pourrait bien passer à l'oubli. L'histoire de ce gamin qui, issu d'une famille pauvre dont le père méprisait le sport, est devenu le plus grand coureur de son temps. L'histoire de son passage à Helsinki, en 1952, où il rafla l'or aux 5000 et aux 10 000 mètres, puis au marathon. Sa façon barbare de courir, avec les bras qui font «n'importe quoi» et la tête qui ballote.

L'homme est né en 1922 entre deux usines, l'une de voitures (Tatra) et l'autre de chaussures (Bata), deux moyens d'avancer (ça ne s'invente pas). Il a commencé à courir à l'heure où le demi-fond était encore l'affaire des Européens. Il y avait Wooderson, Slijkhuis, Nyberg, Pujazon et «l'immense Viljo Heino, celui qu'on nomme le prestigieux coureur des forêts profondes». L'époque n'était pas encore aux drogues de performance, mais plutôt à ces sportifs mystérieux qui tiraient leur force d'une quelconque forêt scandinave. Tout cela, bien sûr, est très loin.

 

Voilà pourquoi l'«amateur de sport» se réjouit quand un auteur s'attache à écrire la vie d'Émile Zatopek. C'est le pari que s'est lancé Jean Echenoz, après l'avoir relevé dans son dernier roman, Ravel, sur la vie du célèbre compositeur. Entre les deux on distingue une continuité dans le mariage du fond et de la forme: si Ravel était musical, Courir est rapide, cousu d'un style direct et qui ne fait pas dans les nuances.

Car les nuances, justement, sont surtout le lot de la biographie. Mais ce livre n'est pas une biographie. C'est écrit dessus: roman. En entrevue à L'Équipe magazine, l'auteur a admis avoir interprété à sa manière certains événements de la vie du héros tchécoslovaque. Mais dans l'ensemble, il a été fidèle à la vérité. Car pour faire de la vie de Zatopek un roman, force est d'admettre qu'il faut peu d'imagination tant le réel suffit.

Si Courir relate plusieurs faits d'armes de l'athlète, aucun n'est plus grand que celui de 1952, alors qu'il s'inscrit in extremis à trois épreuves des Jeux, contre la volonté des Soviétiques qui le prennent pour fou, et qu'il les remporte toutes.

Il est alors un héros, ce qui, dans toute tragédie comme dans la vie de Zatopek, ne sert qu'à aggraver la chute. Celle-ci vient au printemps de Prague, quand il sort dans la rue et, encouragé par la foule, condamne d'un discours l'invasion soviétique. Le héros est donc envoyé dans une mine d'uranium pour expier sa faute. Il finira archiviste, puis mourra en 2000 comme si sa vie, si liée au 20e siècle, ne pouvait le dépasser.

On lit Courir en moins de temps qu'il n'en faut pour finir un marathon, comblé par l'écriture suave et sarcastique. Bien sûr, on se surprend qu'une vie si pleine et complexe soit résumée en aussi peu de pages. Alors on a envie d'en savoir plus et d'aller voir ailleurs. Ce qui, finalement, n'est pas plus mal.

Courir

Jean Echenoz Les Éditions de Minuit, 142 pages, 24,95$

***1/2