Il fut un temps où la modernité était le Grand Satan. La ville, Babylone. Le changement, un leurre. La liberté, un danger. Les signataires de Refus global annonçaient dans leur manifeste la fin de la peur multiforme... Car il fut un temps où les écrivains se battaient contre la résistance au progrès, à l'évolution des moeurs, aux révolutions. On ne compte plus le nombre de documentaires opposant l'artiste visionnaire aux bouseux effrayés par la nouveauté. Il n'y avait pas pire insulte que se faire traiter de réactionnaire.

Aujourd'hui, c'est tout le contraire. Le progrès, la liberté, le changement, sont précisément les bêtes noires des écrivains et des essayistes. On sait bien que nos rêves ont été récupérés et que trop de gens s'ajustent et s'accordent à des rêves qui ne sont pas les leurs, mais ceux qu'on leur impose. Ce mélange de dégoût et de tendresse qui nous prend lorsqu'on voit ces jeunes dans les concours de la téléréalité vibrer pour ce qu'on sait être une totale illusion, sinon de la merde...

Maintenant que la liberté, le changement et la modernité sont devenus des arguments de vente, que la pub nous scande «sois toi-même» pour acheter des rasoirs, qu'être une femme libre consiste à jouir de son Tampax, que tous les voyages initiatiques sont organisés, nous avons perdu pas mal le sens de ces mots.

Les mots, qui sont le matériau des écrivains. Ils sont les premiers à comprendre à quel point les mots ont été pervertis. Ils travaillent avec un vocabulaire avarié, et ils le savent - du moins, les bons écrivains le savent, ceux qui travaillent dans la peur constante du cliché. Si un bon usage des mots peut changer le monde, comment on se débrouille lorsque les mots sont contaminés?

La manie du name-dropping de marques ou de célébrités dans les romans, du pionnier Perec (Les choses et ce fameux fauteuil Chesterfield) à Bret Easton Ellis (Suites impériales, la suite de Moins que zéro, va paraître bientôt en français) en passant par Chuck Palahniuk (Fight club), ou Houellebecq (accusé de plagier Wikipédia dans son dernier roman), n'est pas innocente ou seulement une volonté de refléter la société, mais une façon de mettre le langage commun truffé par la pub et les buzz-words au même niveau que les autres mots, eux-mêmes souvent détournés de leur sens. Dolce&Gabanna, Dior ou American Apparel résonnent autant sinon plus (et probablement plus) chez le lecteur d'aujourd'hui que Dante, Michel-Ange ou Proust.

Ce faisant, ces écrivains fixent-ils dans la littérature ce qui de nature devrait être éphémère ou condamnent-ils leurs oeuvres à perdre leur signifiance rapidement? Je me pose souvent la question. Qui, dans 30 ans seulement, comprendra les références très actuelles de ces romans, alors que nous pouvons facilement saisir ce dont il est question dans les oeuvres de Shakespeare ou Molière, à plusieurs siècles de distance?

Tous les écrivains ont parlé de leur époque, dans leurs mots. Jusqu'à tout récemment, ils s'inscrivaient dans des traditions littéraires bien ancrées, qui semblaient immuables. Mais aujourd'hui, la tradition, c'est la nouveauté. On ne veut plus d'héritiers puisque tout le monde doit agir comme un pionnier, sur une terre pourtant largement labourée. Qu'on ne s'étonne pas de lire autant de cynisme et d'ironie dans la littérature contemporaine. Depuis que le progrès et la nouveauté sont devenus la norme, qu'en leur nom on se déshumanise, les écrivains, ces anormaux, se méfient des mots qui nous mentent et utilisent les mots glamour qui nous éblouissent pour mieux nous faire comprendre leurs ténèbres.