Alors que les salles n’ont plus aucune restriction de jauge, des acteurs des arts de la scène tracent un portrait de la saison d’automne en demi-teinte. Si des têtes d’affiche retrouvent sans mal leur public, les artistes émergents ou « de niche » peinent à prendre leur erre d’aller.

La contralto Marie-Nicole Lemieux et le pianiste Daniel Blumenthal, les 14, 16 et 18 septembre 2018 à la salle Bourgie, à Montréal ; tous les billets s’envolent en un coup de vent. Trois ans plus tard, même duo, même endroit, même prix, le 1er décembre 2021 ; deux jours avant la représentation, tout juste la moitié des billets ont trouvé preneur.

« C’est phénoménal de passer de quelque 1500 à 250 billets pour la même offre, trois ans après, regrette Isolde Lagacé, directrice générale et artistique de la salle de concert du Musée des beaux-arts de Montréal. Je suis optimiste de nature, mais raisonnable. Les choses vont de mieux en mieux, mais c’est très différent d’avant la pandémie. »

Bon an, mal an, les 460 sièges de la salle Bourgie sont occupés aux deux tiers.

PHOTO PIERRE-ÉTIENNE BERGERON, FOURNIE PAR LA SALLE BOURGIE

Ces temps-ci, si je vends 200 billets, je suis très contente. Avant la pandémie, j’aurais dit à mon équipe : “Ça n’a pas de bon sens !”

Isolde Lagacé, directrice générale et artistique de la salle Bourgie, qui est d’abord préoccupée pour les artistes

Depuis le 15 novembre, toutes les salles du Québec sont autorisées à fonctionner au maximum de leur capacité, même en admission générale. Qu’importe ! Michel Sabourin, président du Club Soda, a le moral au plancher. En temps normal, l’institution du boulevard Saint-Laurent affiche un taux de fréquentation d’environ 70 %, L’achalandage moyen et le nombre d’évènements ont fondu de moitié cet automne, constate le gestionnaire, aussi porte-parole de l’Association des salles de spectacles indépendantes du Québec.

« En novembre 2019, on a vendu 9000 billets, dit M. Sabourin, qui doit aussi faire face à la pénurie de main-d’œuvre. Cette année, c’est 4000… Et ça inclut les billets qui étaient déjà vendus pour des shows qui ont été reportés de mars 2020 à aujourd’hui. Juste pour Arnaud Soly, ça représente quelque 1000 billets. »

Port du masque obligatoire, absence de distanciation physique, peur consciente ou non de la COVID-19, habitudes casanières : une proportion importante du public préfère encore le club « sofa ».

PHOTO TIRÉE DU SITE DES SMAQ

Jon Weisz, directeur général des Scènes de musique alternatives du Québec (SMAQ)

On a l’impression que ceux qui allaient voir deux ou trois shows par année avant la pandémie n’ont pas vraiment recommencé à consommer les arts de la scène. La vente de billets est très, très difficile.

Jon Weisz, directeur général des Scènes de musique alternatives du Québec (SMAQ)

Une situation d’autant plus crève-cœur que les arts de la scène avaient le vent dans les voiles avant le tsunami de la COVID-19. En 2019, les entrées en salles avaient bondi de 13 % par rapport à l’année précédente, selon l’Institut de la statistique du Québec. Hélas, la fréquentation a chuté de 84 % durant la première année de la pandémie.

Pour aider ses membres en manque de liquidités, les SMAQ ont lancé la campagne de sociofinancement #SoutenezVosScènes. L’initiative, qui se conclura au Petit Campus le 11 décembre avec un concert des rappeurs Ragers et Naya Ali, vise à récolter 50 000 $ grâce à la vente de bons d’achat. Là encore, la mobilisation est timide : seulement 2000 $ avaient été amassés au moment de publier.

Consultez le site de l’initiative #SoutenezVosScènes

À la dernière minute

Les musiciens multiplient les mains tendues au public, malmené par les innombrables reports, les remboursements et les réorganisations de salles. « Venez donc nous voir pour vrai, a imploré Vincent Vallières en présentant un prix au gala de l’ADISQ, le 7 novembre. Vous ne croirez pas à ça, combien ça va vous faire du bien ! »

L’appel semble avoir été à moitié entendu. L’auteur-compositeur-interprète Émile Bilodeau a dû faire une croix sur son spectacle au MTELUS du 12 décembre. Un cas d’espèce aux « multiples facettes », nuance toutefois Rémi Marsan, directeur spectacles chez Bravo musique, qui représente aussi Cœur de pirate, Gab Bouchard ou encore Évelyne Brochu. « Ça se passe somme toute correctement pour nous, mais ce n’est pas une explosion de gens qui se pitchent dans les salles », dit-il.

Un mot revient constamment lorsqu’il est question de l’automne scénique : « lenteur ».

Au final, la fréquentation est bonne. Le public est au rendez-vous, mais la décision de sortir est prise à la dernière minute. C’est stressant.

Danièle Drolet, présidente de l’Association des diffuseurs spécialisés en théâtre

La prévisibilité est un atout de taille pour l’industrie des arts de la scène. Les programmateurs préparent déjà leur calendrier pour 2023, voire 2024, sans trop savoir ce qui les attend, tant sur le plan des aides gouvernementales que des habitudes du public.

Mme Drolet, aussi directrice administrative du théâtre La Licorne, parle d’une campagne d’abonnements « un peu ratée » cet automne, alors que les jauges étaient limitées. « Tout s’est vendu, mais du jour au lendemain, 16 000 billets se sont libérés. Ce n’était plus réglé, notre affaire ; il a fallu recommencer. »

Risque de congestion

Ce n’est pas parce qu’il y a plus de billets en circulation qu’il y a, du jour au lendemain, plus de spectateurs ou de salles disponibles. « À la ligne de départ, il y a beaucoup de joueurs, note Rémi Marsan, de Bravo musique. La vraie question, c’est plus sur le long terme. Comme il y aura de la congestion, où vont se retrouver les artistes en développement, dans tout ça ? »

« Ça nous préoccupe pour les disciplines de niche : la danse, le théâtre, le cirque, la chanson en émergence », ajoute Julie-Anne Richard, directrice générale de l’organisme RIDEAU, qui regroupe plus de 350 salles de spectacles au Québec. Tous les efforts qui ont été faits en développement de public ont un peu été anéantis par la pandémie. Il faut reprendre à zéro, re-convaincre. On n’a pas d’inquiétudes pour vendre les gros shows populaires et les spectacles d’appel, mais comment ça va se manifester du côté des publics pluridisciplinaires ? »

Parlant de « gros shows populaires »… Les Cowboys Fringants, en guise de retrouvailles, ont rempli trois Centre Bell, la semaine dernière, et risquent fort d’y parvenir une quatrième fois le 27 décembre.

PHOTO SARAH MONGEAU-BIRKETT, ARCHIVES LA PRESSE

Un spectacle des Cowboys Fringants au Centre Bell

Une preuve que la situation est contrastée. « Ça va super bien à Montréal, lance Nick Farkas, vice-président, programmation, concerts et évènements, chez evenko. On vend beaucoup de billets. MTELUS, Corona, L’Astral… Je n’ai jamais vu autant de shows. Depuis l’ouverture des salles en admission générale, c’est très positif. »

C’est sans compter les humoristes en vue – Louis-José Houde, Sam Breton, Lise Dion, Alexandre Barrette, Simon Leblanc – qui collectionnent les supplémentaires un peu partout au Québec.

On a retrouvé des ventes plus normales pour les têtes d’affiche, mais pour les disciplines plus nichées, les spectacles qui mettent en valeur des artistes émergents, ça reste difficile. Ce n’est pas tout noir ou tout blanc. Il y a des zones de gris.

Julie-Anne Richard, directrice générale de l’organisme RIDEAU

Isolde Lagacé, de la salle Bourgie, voit un peu le bout du tunnel. Les deux représentations du concert annuel Le Noël de Charlie Brown, les 15 et 16 décembre, affichent complet.

« Optimiste de nature, mais raisonnable », nous disait-elle en début d’entrevue… « On a un écosystème fragile dans les arts. Le moindrement on le débalance, on risque d’en payer le prix. »

Appel à tous

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