Être juré, est-ce que ça coûte cher ?Chaque année, des milliers de citoyens découvrent dans leur boîte aux lettres une missive du shérif leur indiquant qu'ils ont été désigné comme candidat shérif en vue d'un procès criminel. Quels sont les impacts financiers potentiels d'une telle sélection ? Est-il possible de s'y soustraire ? Si oui, à quelles conditions ? Faisons le tour de la question.

Une lettre qui dérange

La lettre est arrivée le 26 mars.

Son objet : Désignation à titre de candidat juré

« Nous vous avisons que vous avez été désigné à titre de candidat juré. La Cour supérieure vous convoque donc à une séance de sélection pendant laquelle il sera décidé si vous faites partie du jury. Cette séance aura lieu le 24 avril 2018 à 8 h 30 au palais de justice de Montréal. »

Présence obligatoire, précise la missive.

C'est ainsi que Julien (nom fictif) a appris qu'il était retenu comme candidat juré.

« J'étais surpris, on n'a pas l'habitude de recevoir ce genre de courrier », a-t-il relaté, trois jours après avoir reçu la convocation.

La nouvelle tombe très mal. Le jeune homme, travailleur autonome, a obtenu un contrat de remplacement dans un organisme de la fonction publique. Le contrat de six mois a débuté en décembre et se termine à la fin du mois de juin.

« Dans ma situation, ce n'est pas idéal. Je ne suis pas employé permanent encore, je suis en probation. »

Un poste permanent s'ouvrira probablement à la fin du mois de juin, auquel Julien pourrait poser sa candidature. Que se passera-t-il s'il est retenu pour un procès prochain ? Il ne pourrait pas mener sa tâche à bien. Sa patronne ne serait pas en mesure de terminer son évaluation.

Un employeur ne peut pas congédier ou pénaliser un employé parce qu'il sert comme juré dans un procès. Mais Julien ne serait pas congédié : il risque plutôt de ne pas être retenu pour le poste qui s'ouvrira.

Quels sont les recours d'un citoyen qui subirait un préjudice financier s'il était retenu comme candidat juré ?

C'est ce que Julien s'apprêtait à découvrir.

Présence obligatoire

Les candidats jurés sont choisis au hasard à partir de la liste électorale. Ils sont convoqués en groupe par le shérif - le fonctionnaire chargé de la constitution des jurys.

« L'assignation se fait par l'envoi de la sommation à son destinataire », précise la Loi sur les jurés.

« Sommation » : le mot implique que le candidat n'a pas le choix d'y donner suite. À défaut, il pourrait ultimement être accusé d'outrage au tribunal.

En prévision d'un procès, le shérif envoie en moyenne 300 convocations.

Si le candidat juré n'est pas retenu pour le procès pour lequel il a été convoqué, il n'est pas libéré pour autant. Il demeure en effet candidat jusqu'à la fin de la session des assises criminelles pour laquelle il a été appelé. Une session dure de deux à trois mois, indique le site du ministère de la Justice.

Les procès devant jury peuvent durer quelques jours... ou plusieurs mois. Le ministère de la Justice ne compile aucune donnée sur la longueur des procès, selon son porte-parole Paul-Jean Charest.

Comment être exempté ?

Dans l'avis de convocation qu'il a reçu, Julien a trouvé un formulaire de demande d'exemption. Il avait 20 jours après la réception de l'avis pour l'expédier au bureau du shérif, avec les motifs et les documents justificatifs.

Le shérif, qu'on pourrait croire très à cheval sur les principes, montre en fait une ouverture certaine aux arguments bien fondés.

« On estime à 40 % le taux d'exemption avant la séance de sélection », informe Paul-Jean Charest, porte-parole du ministère de la Justice.

Tout naturellement, notre histoire de shérif nous mène à l'exemple du mégaprocès Diligence.

Pour Diligence, où six personnes étaient conjointement accusées de gangstérisme et de blanchiment d'argent, environ 4000 candidats jurés avaient été convoqués.

La moitié a été exemptée par le bureau du shérif. Quelque 2000 personnes se sont donc présentées devant le juge du 9 au 12 février 2015, par groupes de 225 personnes. Le procès s'est ouvert le 7 avril suivant, et le jury a rendu son verdict le 30 juin de l'année suivante... soit 14 mois plus tard.

Si le candidat juré n'a pas demandé d'exemption au shérif avec le formulaire prescrit, il peut encore le faire devant le juge qui procédera à la sélection.

Sa demande d'exemption avait été refusée par le shérif ? Il peut également, avant sa prestation de serment, faire réviser la décision par le juge.

Moins d'une semaine après avoir reçu sa convocation, Julien a rempli le formulaire d'exemption et l'a expédié au bureau du shérif. Il ne restait plus qu'à attendre la réponse.

103 $ par jour, plus les frais

Même pour des procès aussi longs que Diligence, rien n'oblige un employeur à verser le salaire d'un employé retenu comme juré - à moins que sa convention collective ou son contrat de travail ne le précise.

Cependant, le juré touchera une indemnité de 103 $ pour chaque journée ou partie de journée passée au palais de justice durant le procès. Cette indemnité, qui est imposable, équivaut à un revenu annuel d'environ 26 800 $.

De petites allocations s'y ajoutent pour les dépenses de transport, de repas et, s'il y a lieu, pour l'hébergement ou la garde des enfants. Celles-ci ne sont pas imposables.

Mais que se passe-t-il si l'indemnité est nettement inférieure au salaire que le juré recevrait autrement ?

Est-ce un motif d'exemption ?

INDEMNITÉ JOURNALIÈRE



103 $/journée ou demi-journée de procès

160 $/jour à compter du 57e jour

ALLOCATIONS

Déplacements : 0,43 $/km

Repas

10,40 $ pour le déjeuner ;

14,30 $ pour le dîner ;

21,55 $ pour le souper.

Hébergement : de 83 $ à 138 $ pour une nuitée à l'hôtel

Garde d'enfants ou de personnes à charge

131 $/semaine si vous prenez soin d'une personne ;

172 $ si vous prenez soin de deux personnes ;

223 $ si vous prenez soin de trois personnes.

Pour consulter à ce sujet le site du Ministère de la Justice, cliquez ici.

De bons motifs

Parmi ceux et celles ne pouvant être choisis comme jurés, il y a d'abord les inhabiles.

« Au sens de la Loi sur les jurés, explique le porte-parole Paul-Jean Charest, certaines personnes ne peuvent servir comme juré vu leur inhabilité. »

Cette inhabilité prend ici le sens d'incapacité légale.

Voici ces incapables légaux, selon la Loi sur les jurés :

- les juges, les coroners et les officiers de justice (p. ex. : greffiers, shérifs) ;

- les membres du Conseil privé, du Sénat, de la Chambre des communes du Canada, du conseil exécutif ou de l'Assemblée nationale du Québec ;

- les agents de la paix et les pompiers ;

- les avocats et les notaires ;

- les personnes qui souffrent d'une déficience ou d'une maladie mentale ;

- les personnes qui ne parlent pas couramment le français ou l'anglais ;

- les personnes poursuivies pour un acte criminel ou reconnues coupables d'un tel acte.

Si vous le désirez, vous serez exempté sans question si : 

- vous (ou votre conjoint) êtes âgé de 65 ans ou plus ;

- vous êtes atteint d'un handicap physique ou sensoriel ;

- vous avez des problèmes de santé sérieux ;

- vous êtes ministre du culte, membre des Forces armées canadiennes régulières ou membre du personnel de l'Assemblée nationale du Québec ;

- vous (ou votre conjoint) êtes un fonctionnaire qui participe à l'administration de la justice ;

- vous avez été juré ou vous avez été retenu pour l'être au cours des cinq dernières années.

Source : ministère de la Justice du Québec

Vous répondez à un de ces critères, mais vous tenez tout de même à être juré ? « Le candidat pourrait décider de ne pas demander l'exemption même s'il est dans l'une des catégories d'exemption et se présenter à la sélection s'il le désire », informe Paul-Jean Charest.

Des inconvénients qui pèsent lourd

Vous n'êtes ni curé ni député, et malheureusement, vous parlez couramment français ?

Rien n'est perdu.

Vous pourrez également être exempté si vous avez « une santé ou des charges domestiques qui ne permettent pas d'être juré » ou si vous avez « un motif jugé raisonnable par le shérif », précise le site du ministère de la Justice.

De son côté, le juge peut exempter un candidat juré pour toute raison qu'il juge acceptable, y compris « si le devoir de juré représente pour lui un inconvénient personnel sérieux », explique Caroline St-Pierre, porte-parole des Tribunaux du Québec.

Cet inconvénient « peut inclure une perte financière substantielle, poursuit-elle. Par exemple, cela pourrait s'appliquer pour les petits entrepreneurs qui ne peuvent s'absenter du travail sans fermer boutique temporairement, ou des travailleurs sans convention collective qui sacrifieraient trop de revenus pour remplir le devoir de juré ».

« Chaque cas est un cas d'espèce et il incombe au juge d'utiliser son jugement », ajoute Mme St-Pierre, pour signifier qu'il n'y a toutefois aucune garantie, ni aucun barème. « Le juge évalue chaque cas au mérite. »

Les mauvais prétextes

Certains motifs sont rarement reçus avec empathie. « Le motif fréquemment rejeté est lié aux obligations envers le travail, informe Paul-Jean Charest. À titre d'exemple, une personne dit ne pas pouvoir s'absenter de son travail en raison d'une charge de travail élevée ou parce qu'elle a des employés sous sa responsabilité. Ces raisons ne constituent pas des motifs raisonnables d'exemption. »

Mais qu'est-il arrivé à Julien ?

Un courriel de Julien nous est parvenu le 12 avril.

« J'ai eu du nouveau hier pour ma convocation comme juré potentiel, écrit-il. Je suis finalement exempté de me rendre à cette convocation. Les arguments que j'ai donnés vis-à-vis de ma situation professionnelle ont convaincu le bureau du shérif. »

Ouf.