Chaque samedi, un financier répond à nos questions. Il donne sa lecture des marchés, offre son point de vue sur la Bourse et lance quelques conseils d'investissement. Cette semaine, Luc Desbiens, de Lombard Odier Canada.

À votre avis, quel est l'événement le plus significatif des derniers jours à la Bourse?

En fait, ça dure depuis plusieurs semaines. C'est la normalisation des taux d'intérêt amorcée par la Réserve fédérale américaine (Fed), comme l'a démontré encore cette semaine l'attention prêtée au procès-verbal de sa plus récente réunion d'administrateurs.

Cette normalisation s'est amorcée en juin avec des commentaires de Ben Bernanke [président de la Fed] qui ont éveillé tout le monde sur une réduction éventuelle des aides financières à l'économie américaine.

Depuis, le taux obligataire américain (10 ans) a rebondi autour de 2,9% par rapport au très bas niveau de 1,6%. C'est une hausse significative et rapide qui a un impact majeur sur la réévaluation de la prime de risque des actifs financiers. À la Bourse américaine, les actions font du surplace. Dans les titres à revenu fixe (obligations, bons du Trésor, etc.), c'est un véritable carnage des valeurs.

Quel indicateur suivez-vous le plus attentivement en ce moment?

Ce sont des indicateurs liés à l'économie américaine, qui sont aussi les plus surveillés par la Fed, selon ses énoncés officiels.

Il y en a trois: le taux de chômage, le taux d'inflation et la croissance économique.

Avec le chômage, le niveau actuel autour de 7% se rapproche de l'objectif de la Fed, fixé à 6,5%. Néanmoins, ça cache des difficultés persistantes du marché du travail aux États-Unis, comme la baisse de la population active (taux d'activité).

Avec le taux d'inflation, la cible de 2% de la Fed semble encore bien loin, alors que l'on est toujours à 1,4% environ.

Même chose pour son objectif de croissance économique, fixé à 2,5% pour l'année.

Avec une croissance inférieure à 2% durant les six premiers mois, il faudrait une croissance d'au moins 3,2% durant le second semestre pour parvenir à l'objectif annuel. Nous sommes très sceptiques à cet égard. La reprise de l'économie américaine demeure très fragile.

Que feriez-vous avec plusieurs milliers de dollars à investir?

Sur les marchés boursiers, nous sommes d'avis chez Lombard Odier que la Bourse américaine est assez bien évaluée.

Au Canada aussi, la hausse de l'évaluation générale la rend moins attrayante. À l'exception peut-être des sociétés pétrolières qui, avec les doutes sur leurs prochains débouchés, sont dévaluées par rapport à leurs semblables américaines.

Dans ce contexte, nous sommes plus acheteurs sur les Bourses européennes, surtout les actions d'entreprises plus cycliques. Après un épisode très difficile en Europe, nous observons une certaine stabilisation économique et financière.

Il y a donc un potentiel de surprise positive aux prochains résultats d'entreprises européennes, ce qui serait favorable en Bourse.

Quant aux pays émergents, leurs valeurs boursières sont redevenues meilleur marché. Mais tant qu'il y aura des doutes sur la croissance en Chine, ce qui touche la perception des marchés émergents, les investisseurs se méfieront de leurs valeurs boursières.

Quel placement évitez-vous à tout prix?

Dans le contexte de normalisation des taux d'intérêt, nous sommes très prudents avec la valeur des titres à revenu fixe, en particulier les obligations.

Nous sommes aussi méfiants envers les titres que je considère comme du quasi-capital, comme les parts de fiducies de revenu immobilières (REIT), les actions privilégiées et les obligations d'entreprises.

Beaucoup de capitaux sont allés là-dedans au cours des dernières années en raison de leur rendement courant (en dividendes ou intérêts) attrayant par rapport aux très faibles taux obligataires.

Maintenant, la valeur de ces titres de quasi-capital est très vulnérable aux hausses de taux d'intérêt.

Qu'est-ce que les marchés sous-estiment le plus actuellement?

C'est la faiblesse de la reprise de la croissance économique aux États-Unis, malgré le rebond pressenti au début de l'année.

Aussi, parce que cette croissance demeure bien inférieure aux objectifs de la Fed, je crois que les marchés surestiment l'imminence d'une réduction de ses mesures de soutien à l'économie.

Par ailleurs, les marchés sous-estiment l'amélioration de certains facteurs économiques en Europe, surtout dans les pays les plus touchés comme l'Espagne, la Grèce et l'Irlande. Les coûts de main-d'oeuvre y ont beaucoup baissé, dans le secteur manufacturier notamment.

Ces pays se rapprochent aussi d'un surplus de leurs comptes courants, ce qui les rend moins dépendants du financement externe.

Luc Desbiens est chef des placements pour la clientèle canadienne et américaine en gestion privée au bureau de Montréal du groupe suisse Lombard Odier. Ce groupe fondé en 1798 et établi à Genève gère des actifs de plus de 200 milliards pour des clients privés et institutionnels, desservis par des bureaux dans 25 pays. Le bureau de Montréal a été ouvert en 1951 et compte plus de 30 spécialistes.