Une nouvelle fronde de la Saskatchewan risque de miner la tarification sur le carbone en plus de soulever des questions sur l’état de la fédération canadienne. La taxe n’est plus perçue sur le gaz naturel vendu pour le chauffage domestique dans cette province de l’Ouest. Analyse des implications de ce nouveau bras de fer avec Ottawa.

Rappel de l’histoire

Le premier ministre Scott Moe a ordonné à la société d’État SaskEnergy de cesser de percevoir la taxe carbone sur le gaz naturel le 1er janvier. Il réagissait ainsi à l’exemption accordée quelques mois plus tôt sur les livraisons de mazout par le gouvernement Trudeau, qui touche davantage les provinces de l’Atlantique. La Saskatchewan et l’Alberta, appuyées par les conservateurs de Pierre Poilievre, crient à l’injustice et réclament une suspension de la taxe carbone sur tous les types de chauffage, dont le gaz naturel utilisé par une vaste majorité de citoyens dans ces deux provinces. Il s’agirait d’une nouvelle brèche dans cette politique-phare du gouvernement Trudeau. « En réalité, il y a des règles différentes par région du pays, selon que les électeurs ont voté libéral ou non », a avancé par courriel le porte-parole du gouvernement saskatchewanais, Matthew Glover, lundi. Bien qu’elle partage le point de vue de la Saskatchewan, l’Alberta n’a pas cessé de percevoir la taxe carbone sur le gaz naturel qui est distribué par une quarantaine d’entreprises et non par une société d’État. « Je ne demanderais pas à nos opérateurs du secteur privé de ne pas respecter la loi », avait affirmé la première ministre albertaine, Danielle Smith, en octobre.

Est-ce qu’une province peut cesser de percevoir une taxe fédérale ?

De prime abord, non. Mais ce sont les tribunaux qui risquent de trancher dans cette affaire. SaskEnergy a déjà lancé, au début du mois, une poursuite en Cour fédérale contre la ministre du Revenu, Marie-Claude Bibeau, et le procureur général du Canada, Arif Virani, se disant prise entre l’arbre et l’écorce. Elle demande que le gouvernement fédéral la retire de la liste des distributeurs inscrits en vertu de la Loi sur la tarification de la pollution causée par les gaz à effet de serre. Ses dirigeants et ses employés courent le risque de recevoir une amende substantielle et s’exposent même à une peine d’emprisonnement. Le gouvernement de Scott Moe a adopté en décembre la loi 151 pour rendre le ministre responsable de SaskEnergy aussi responsable de toute décision concernant la taxe carbone et ainsi mettre ses dirigeants à l’abri des répercussions négatives. Ils seraient indemnisés par le gouvernement en cas d’amende ou de recours légaux. « Ce qui est manifestement à première vue un geste de défiance qui semble contraire à la primauté de la Constitution, quand il est mené subtilement, oui, il y a un espace pour que les provinces résistent à l’application du droit fédéral, explique le constitutionnaliste Patrick Taillon. Mais l’espace n’est pas infini et dès que ça va trop loin et qu’ils étirent trop l’élastique, il va leur péter au visage. » L’affaire pourrait également se retrouver devant la Cour canadienne de l’impôt.

Est-ce que cette fronde de la Saskatchewan est justifiée ?

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

Le professeur de science politique du campus Saint-Jean de l’Université de l’Alberta Frédéric Boily

« Ça fait un moment que les provinces de l’Ouest, la Saskatchewan et l’Alberta, se sentent marginalisées avec toutes les politiques en matière de changements climatiques qui sont avancées par le gouvernement de Justin Trudeau », note Frédéric Boily, professeur de science politique au campus Saint-Jean de l’Université de l’Alberta. Outre leur colère contre la suspension de la taxe carbone sur les livraisons de mazout, elles en ont également contre d’autres politiques pour réduire les émissions de gaz à effet de serre comme le Règlement sur l’électricité propre. « On n’a pas l’impression qu’on a les outils nécessaires pour passer à une transition rapide [vers des énergies vertes] même en tant que citoyen », remarque-t-il. L’impact de la lutte contre les changements climatiques les touche plus durement puisqu’elles produisent toutes deux du pétrole. De leur point de vue, le gouvernement va au pas de course sans leur donner suffisamment de temps pour s’adapter. Le tout est également amplifié par l’élection prévue cette année en Saskatchewan.

Quel pourrait être l’impact de cette fronde sur la taxe carbone ?

« La crainte la plus grande, c’est que le gouvernement fédéral continue de reculer par rapport à l’implantation du prix sur le carbone et à son augmentation pendant les prochaines années », explique le responsable de la campagne Climat-Énergie de Greenpeace Canada, Patrick Bonin. « Il faut que la brèche qui a été créée ne s’ouvre pas davantage, ça, c’est certain », ajoute-t-il. Le gouvernement Trudeau a répété à plusieurs reprises qu’il n’allait pas accorder de nouvelles exemptions. Il déplore que cette « petite manœuvre politique de la Saskatchewan » occulte le débat plus large sur les solutions au réchauffement du climat et leur mise en œuvre.

Que dit le gouvernement fédéral ?

Le gouvernement fédéral coupera le remboursement de la taxe carbone auquel ont droit les Saskatchewanais si la province s’obstine à ne pas la percevoir. Les citoyens risquent donc de faire les frais de ce bras de fer. « Les Canadiennes et les Canadiens s’attendent, et ce, à juste titre, à ce que tout le monde respecte la loi – et la validité du prix sur la pollution a été confirmée par la Cour suprême du Canada », a rappelé par courriel Katherine Cuplinskas, l’attachée de presse de la ministre des Finances, Chrystia Freeland. Ces chèques totalisent 1360 $ pour une famille de quatre pour l’année fiscale 2023-2024. « Ce soutien qui va directement aux familles est conditionnel à ce qu’une province ait le prix fédéral sur la pollution », a-t-elle ajouté. Or, un sondage de la firme Angus Reid démontre que les citoyens des huit provinces où la taxe carbone fédérale s’applique ne font pas toujours le lien entre ce chèque et la taxe qu’ils ont payée sur leur facture de gaz naturel.