C'était le 18 mars, en après-midi. Marie* avait été appelée dans un petit motel de la rue Saint-Hubert. Tout se déroulait comme d'habitude, jusqu'à ce que le client retire son condom. Marie a refusé de continuer. Il l'a frappée en plein visage. «J'ai eu la chance d'être dans un motel cheap avec des murs en carton. Je me suis mise à hurler; il a eu peur et s'est enfui. Mais la prochaine fois, aura-t-il un couteau pour que la fille ne hurle pas?»

Encore sous le choc, Marie a téléphoné à l'organisme Stella, qui recueille et diffuse les signalements des mauvais clients et des agresseurs des travailleuses du sexe de Montréal. «J'ai décrit le client. Son âge, son allure physique, son numéro de cellulaire. On m'a répondu: "Tu es la troisième ce mois-ci. Ce gars-là, on le connaît."»

Brutal et dangereux, le client n'a pourtant jamais été inquiété par les policiers. Marie, comme les autres, n'a pas porté plainte. Elle ne sait tout simplement pas où se tourner pour le faire.

Pendant plusieurs années, trois agentes du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) ont répondu aux plaintes des travailleuses du sexe, leur assurant qu'elles seraient écoutées et qu'elles ne risquaient pas d'être arrêtées. «On avait travaillé très fort à mettre ce corridor en place, justement parce que les femmes qui se plaignaient à leur poste de quartier se faisaient souvent rabrouer», explique Émilie Laliberté, ancienne directrice de Stella.

Retour à la case départ

L'an dernier, les trois policières ont été affectées à d'autres fonctions. Depuis, les travailleuses du sexe sont de retour à la case départ. «Les liens n'existent plus avec le SPVM», déplore Maya*, une escorte violemment agressée par un client, en novembre. «Je serais prête à témoigner en cour, mais nous ne sommes jamais bien accueillies. Plusieurs nous disent encore qu'on ne nous a pas violées, mais seulement pas payées... Les policiers ne sont pas tous cool avec les travailleuses du sexe.»

Au SPVM, on explique qu'il n'y a jamais eu d'entente formelle avec Stella. Au fil des ans, l'organisme communautaire avait tissé des liens avec des policières qui ont simplement été mutées ailleurs. La prostitution reste l'une des priorités du service, assure-t-on. Un plan d'action est d'ailleurs prêt et sera dévoilé incessamment.

Cinq morts tragiques

Au moins une quinzaine de meurtres de prostituées ont été recensés depuis une décennie au Québec. En voici cinq.

10 décembre 2006 

Kelly Morisseau, une prostituée de 27 ans, est retrouvée nue dans un stationnement de Hull. Mère de trois enfants, la jeune autochtone était enceinte quand elle a été poignardée.

24 mai 2007

Marie-France Robichaud, 52 ans, menait une double vie d'escorte. Son corps a été retrouvé dans le coffre de sa voiture incendiée, à Chambly, cinq jours après sa disparition.

15 octobre 2007

Le cadavre de Nicole Blanchette, 49 ans, est retrouvé au parc Dézéry, dans le quartier Hochelaga-Maisonneuve. La mère de famille se prostituait depuis peu pour payer sa drogue.

10 août 2009

Le corps de Sonia Frappier, prostituée de rue de 30 ans, est retrouvé dans un stationnement de Laval.

19 février 2011

Mylène Dupuis, 21 ans, est poignardée par son client, Victor Martinez Morales. Le travailleur mexicain refusait de lui verser 20 $ pour son temps supplémentaire.

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Reste que trop souvent, il faut attendre que plusieurs prostituées soient agressées pour que les policiers prennent la chose au sérieux et fassent enquête, déplorent les deux escortes. Une quinzaine de femmes ont été assassinées ces dernières années à Montréal, dans la plus grande indifférence, souligne Maya. «Pourquoi faut-il attendre qu'il y ait un [tueur en série comme Robert] Pickton pour agir?»

Si les policiers étaient plus prompts à protéger les prostituées, l'ensemble des femmes seraient aussi mieux protégées, croit Marie. «Souvent, les agresseurs se font d'abord la main sur les travailleuses du sexe, puis s'en prennent à d'autres femmes quand ils ont confiance en eux.» Des agresseurs comme Claude Larouche, qui purge une peine de prison à vie pour le meurtre de Natasha Cournoyer et pour la tentative de meurtre d'une prostituée, à laquelle il a plaidé coupable. «Larouche, on l'a eu comme client, dit Maya. Il avait le regard vide d'un prédateur qu'on ne pourra jamais oublier.»

Sur la soixantaine d'agressions rapportées chaque année à Stella, environ 10% font l'objet d'une plainte officielle au SPVM. «C'est difficile de se rendre au poste de quartier quand tu es plutôt habituée à te cacher de la police, dit Anna-Aude Caouette, coordonnatrice de l'équipe clinique de Stella. Et pour certains policiers, il est complexe de prendre une plainte en fermant les yeux sur ce qu'ils considèrent comme un acte criminel, c'est-à-dire un échange de services sexuels contre de l'argent.»

Liste rouge

Faute de mieux, les travailleuses du sexe s'organisent entre elles pour se prémunir contre les agressions. Chaque mois, depuis 15 ans, Stella publie ainsi sa liste de mauvais clients et agresseurs. Certaines descriptions donnent froid dans le dos. Comme celle de Guy, la cinquantaine, cheveux gris-blanc, qui «utilise une grosse chaîne en métal comme arme» et qui cible les femmes d'Hochelaga-Maisonneuve. «Il s'organise pour que les travailleuses du sexe lui doivent de l'argent, lit-on dans le bulletin. Lorsqu'il veut se faire rembourser, il les menace de les battre avec sa chaîne. Parfois, il amène les travailleuses du sexe chez lui, leur demande des complets sans condom et, si elles refusent, il les bat ou les viole.»

Les origines de cette liste remontent à loin. «Avant, les filles qui travaillaient sur la Main utilisaient les toilettes du bar le Midway pour passer leurs messages, raconte Maya. Elles écrivaient les numéros de plaque des mauvais clients sur des bouts de papier qu'elles roulaient et glissaient dans une fente du mur. Aujourd'hui, le bulletin de Stella joue le même rôle. Pour les escortes, c'est la seule façon d'être informées sur les clients dangereux.»

Marie veut maintenant aller plus loin. Elle travaille à la création d'un site web, où la liste noire des clients sera accessible, sans délai, aux travailleuses du sexe. «En 2014, il est temps qu'on passe du papier à l'informatique, surtout si ça peut en aider d'autres. Moi, je ne veux plus jamais qu'une fille se fasse dire: "Tu es la troisième..."»

*Noms fictifs