Le lendemain matin, j'essaye de consulter les endroits que le Gros Pierre a jugé important de signaler, dans le guide de la Western Australia. J'ai une gueule de bois pas croyable. Nous sommes au Britannia Hostel : un hang-out populaire pour jeunes voyageurs, grand et propre, avec l'internet, une cuisine communautaire et des dortoirs. Boris a voulu nous initier, Big Pete et moi, à sa culture de backpacker. Et il nous a servi hier un liquide infâme, une boisson alcoolisée imbuvable dont les jeunes raffolent parce que ça ne coûte pas cher.Du goon.

C'est supposé être du vin, et c'est vendu dans une boîte sur laquelle on peut lire : «Peut contenir des traces de poisson, d'oeuf et/ou de lait.»

Pardon ? Comment faire de l'alcool avec un chat mort, dans des toilettes de prison ?

Mais, dans la salle à manger, Boris est super en forme.

«C'est fou ! à la ferme, on travaille toujours, tous les jours, même sous la pluie. Mais la patronne est cool. Le soir on prend son 4x4 pour chasser les kangourous en écoutant du AC/DC dans le tapis. Parce qu'ici, le monde les haïssent, les kangourous, même si les touristes capotent dessus. Parce qu'ils détruisent les récoltes. C'est comme les perroquets, des beaux gros oiseaux de toutes les couleurs ; mais les fermiers, eux, s'en sacrent, il les tirent et ils ne les mangent même pas. Sinon, on se fait de la bouffe, des pâtes beaucoup, on a un poêle à deux ronds dans notre cabane, et un frigidaire ; et le Français avec qui je partage la chambre, il vient de...»

Et il a jacassé, comme ça, sans arrêt, pendant au moins 15 minutes. Mais je n'ai pas réussi à savoir ce qu'il faisait comme travail !

«Ah, la job ! C'est de préparer le vignoble pour la prochaine saison : on coupe les vignes et on répare les clôtures. Mais des fois, on prend la moto, et on s'amuse à...»

Wow. Trop de choses se bousculent dans sa tête, à mon beau fiston ! Je finis par comprendre, dans son éparpillement, qu'il sera obligé de travailler deux autres mois sur une ferme, s'il veut pouvoir légalement renouveler son visa de travail-vacances pour une année supplémentaire. Ce qu'il a l'intention de faire.

À côté de nous, deux jeunes routards asiatiques s'installent pour le petit-déjeuner. Ils déposent sur la table un sac de biscuits aux brisures de chocolat, de la marque No Name. J'attends la suite... C'est tout ? Oui. Et ils mangent, que dis-je, ils dévorent les biscuits ! Sans se parler.

La scène pourrait être triste. Et pendant une seconde, j'ai presque envie de les prendre en pitié.

Puis, j'ai un souvenir. Un beau souvenir.

C'était en 1982. J'étais en stop, avec Bob, sur la route 101, en Californie. J'avais 18 ans.

La jeune fille faisait jouer du Neil Young. Elle nous avait demandé d'embarquer dans la boîte de sa camionnette. On avait le vent dans les cheveux.

On avait des cheveux.

On était descendus à Gold Beach, et tout ce qu'il nous restait à bouffer était une boîte de conserve de soupe au boeuf Chunky.

On l'avait mangée froide, à la fourchette, assis sur un rocher, en regardant l'océan Pacifique. Les eaux agitées changeaient trois fois de couleur, de l'horizon jusqu'à la rive, où elles venaient se briser en tons de vert et de turquoise. Et on était parfaitement heureux.

On n'avait rien devant, rien derrière, et on n'avait besoin de rien d'autre. Une soupe froide ? So what ! C'était la meilleure soupe au monde. La meilleure de ma vie.

Boris me tire de ma rêverie.

«Ce sont des Taiwanais, qu'il me glisse. Ils sont partout ici.

- Ah oui ? Étrange...»

J'avais effectivement remarqué une forte présence asiatique à Perth. Mais je n'aurais jamais pu deviner qu'ils étaient taiwanais : un peuple qu'on a rarement la chance de croiser en dehors de Taiwan. Cela dit, ils sont très gentils, les Taiwanais.

Une jeune Taiwanaise salue Boris. Elle a vraiment un regard bizarre. Comme celui d'une poupée. Je le souligne à Boris.

«C'est parce qu'elle porte des verres de contact spéciaux, pour avoir des yeux plus ronds. C'est la nouvelle mode chez les Asiatiques.

Tu connais ?

- Euh... Non.»

Avec mes nombreux déplacements cette année, j'en ai assurément manqué des bouts ! Le chien aboie, les modes passent... Et j'ignorais que, aujourd'hui, c'était considéré comme une bonne idée, de ressembler à un personnage de Mini-Fée.

Big Pete entre dans la salle à manger, essoufflé. Il arbore le sourire de quelqu'un qui a une bonne nouvelle à annoncer. Ce qu'il s'empresse de faire.

«J'ai trouvé un camper van. Trois lits, 800 dollars pour une semaine.

- Millage illimité ?

- Millage illimité.»

On part demain.