À un jet de pierre du centre-ville de Katmandou, au bord de la rivière sacrée Bagmati, se trouve le temple hindou le plus important du Népal, le Pashupatinath. Et c'est là que je débarque avec ma copine thaïlandaise, mes gros sabots et ma curiosité morbide d'innocent, vous savez, celle qui cause les embouteillages.

«Ça va être le fun de voir du monde qui brûle, hein?»

Ce matin, au réveil, ma belle Supak m'a offert une montre. La romantique, elle l'avait réglée à l'heure de la Thaïlande. Wow! À l'heure de boire un pot à Koh Tao, à l'heure de manger du Lap Moo, puis de s'endormir sur une paillasse à Chiang Mai, à l'heure de traverser le Chao Phraya et de rentrer à la maison... Je n'aime pas particulièrement les montres – je n'en avais jamais porté une auparavant! –, mais avoir au poignet le temps thaï, c'était un magnifique cadeau. Et moi, le clown, je n'avais rien à lui donner.

Depuis une semaine, nous étions descendus au Népal en amoureux, et pas du tout dans l'esprit du temps des Fêtes. Du moins, c'était ce que je croyais, avant qu'elle ne m'arrive avec cette surprise, de Citizen. Les mains vides, j'ai eu un flash de génie. Et si on faisait quelque chose de vraiment, vraiment spécial pour Noël?

«Si on allait voir les ghâts?»

Les ghâts, pour ceux qui l'ignorent, ce sont ces quais où l'on brûle les morts, dans la religion hindouiste. On place le corps sur un bûcher, on allume, il brûle et on balaie les cendres dans la rivière ou le fleuve sacré. Enfin, c'est ce qu'on m'a dit: je devais aller les voir, ces fameux ghâts, avec des amis l'an dernier en Inde, mais une turista spectaculaire, pétaradante, digne des feux du Benson & Hedges (fallait voir les voisins sortir en pyjama sur leur balcon), m'avait empêché de quitter Calcutta pour Varanasi. C'est ma seconde chance aujourd'hui. Supak hésite. Elle connaît déjà le principe, utilisé dans les rites funéraires bouddhistes.

«Bruno, you know... It is not very ho ho ho!

– D'accord... Mais t'en connais combien des gens qui ont célébré Noël de cette façon?»

À 34 ans, c'est le premier voyage de Supak. J'ai proposé «n'importe où sur Terre», et elle a choisi le Népal avec, en tête, des montagnes enneigées et la blancheur de l'hiver, qu'elle n'a jamais connue. Mais depuis une semaine, elle est plus que bouleversée par la pauvreté, la malpropreté et le manque d'organisation.

Je la comprends. Le Népal, comme l'Inde, peut effectivement être le genre de voyage qu'on apprécie plus après que pendant. N'est-ce pas? Au retour, en pantoufles, avec un thé et des biscuits Goglu. Comme un bon fruit, qu'il faut laisser mûrir.

Puis, c'est sûr que, dans la vie, on peut s'offrir des bijoux, des Game Cubes, des iPhone, des iPod ou des iPoune, et être tranquille. Mais selon moi, le plus beau des cadeaux, même à piles, ça ne vaut pas un bon gros choc culturel, qui vous secoue de l'arête du nez jusqu'aux orteils.

Le décédé, un homme d'une cinquantaine d'années, est arrivé dans un cercueil ouvert... «Une boîte de bois sans couvercle» serait une façon plus juste de décrire le modeste et dernier véhicule du défunt. Dans le cortège, la famille: le fils, un jeune homme handicapé, marchait difficilement avec une branche qui lui servait de béquille; à son bras, une jeune fille, pieds nus, qui devait être sa soeur; une femme inconsolable, qui devait être l'épouse et la mère; et fermait la marche une belle grand-maman aux longs cheveux blancs. Après avoir rapidement assemblé un bûcher brinquebalant au bord de l'eau et lavé le corps du père avec l'eau sale de la rivière, on l'enveloppa et on le coucha sur le tas de bois. À la suite d'une série de prières et d'incantations, on alluma un flambeau et on le remit au fils. Supak me serrait la main. Je serrais les dents. Le jeune homme lança sa béquille et, hardi, entreprit de faire trois fois le tour du bûcher, en claudiquant, la torche à la main.

À chaque pas, c'était l'horreur: on avait peur qu'il trébuche et qu'il mette le feu à ses vêtements. La mère, à genoux devant le mort, implorait le ciel; l'adolescente, hystérique, s'était accrochée aux seins de sa grand-mère qui, elle, hurlait sa douleur. La scène était insupportable. L'attente, encore pire. Enfin, le jeune homme s'immobilisa. En déséquilibre un instant, il réussit à se stabiliser, heureusement. Il se pencha à l'oreille de son père, sans doute pour lui souffler un «adieu»... Et il alluma le bûcher.

Les flammes immédiatement consumèrent le linceul qui recouvrait le corps, exposant le papa, nu, qui allait bientôt disparaître à tout jamais. L'épouse voulut se jeter dans le feu. Les hommes l'en empêchèrent. L'adolescente courut s'emparer de sa maman. Les deux femmes se laissèrent choir dans la boue du rivage, en pleurant. Derrière, la grand-mère ne bougeait plus, la bouche grande ouverte, son dernier cri paralysé par la tristesse. Au bord de la rivière, le fils, demeuré debout et le dos droit, comme un fils doit le faire, regardait brûler son père, les yeux rougis par la fumée et la chemise trempée de larmes. Supak s'est tournée vers moi. J'étais muet. Elle m'a dit «Are you O.K.?» J'ai pas pu répondre. J'ai éclaté en sanglots. Elle m'a prise dans ses bras.

«Don't cry, Bruno... It's over. L'homme s'est réincarné maintenant.»

Elle m'a bercé un moment.

«Merry Christmas, my love.»

Une fine pluie s'est mise à tomber. Les enfants, qu'on avait retenus jusque-là, couraient dans tous les sens autour du bûcher. La mère s'était relevée et essuyait sa robe. Le fils avait saisi le bras de sa soeur, et les deux s'éloignaient en s'embrassant. La grand-mère avait crêpé son chignon et essayait de rattraper les enfants. Bientôt, le feu allait s'éteindre. On allait pouvoir commencer à penser au lendemain. J'ai regardé ma montre. À Bangkok, il était 10 h.