Il existe au-delà de 90 espèces comestibles dans les eaux salées de l'estuaire et du golfe du Saint-Laurent, sans compter les 73 espèces qu'abrite la zone fluviale, en eaux douces. Pourtant, malgré la diversité, l'abondance et la richesse de ce patrimoine, on ne trouve quasiment aucune trace de ces poissons dans nos assiettes. Pourquoi?

L'oursin vert de Rimouski - servi cru avec des concombres grillés et des croûtons frits au beurre - figure ces jours-ci au menu du restaurant Lawrence. «Nous passons beaucoup de temps à chercher des petites fermes locales qui élèvent leurs animaux de façon responsable, explique le chef de l'établissement, Marc Cohen. Il serait étrange de voir le fruit de notre travail présenté aux côtés d'un bar du Chili ou de crevettes géantes du Viêtnam!»

À l'instar de Marc Cohen, de plus en plus de chefs du Québec s'intéressent aux produits locaux, à leur empreinte de carbone et à la culture culinaire locale. Mais au-delà de ces considérations éthiques, il y a, bien évidemment, la question du goût et de la fraîcheur des produits : les arrivages de la Gaspésie, de la Côte-Nord ou du lac Saint-Pierre sont souvent pêchés dans les jours précédents et parviennent parfois même vivants à la poissonnerie.

Ce printemps, la barbue, ou poisson-chat, est également en vedette sur l'ardoise de l'établissement du Mile End. «C'est un poisson abordable parce qu'il a une mauvaise réputation, ce que je ne comprends pas, d'ailleurs. C'est une chair viandeuse que nous grillons comme un steak et qui reste très juteuse. Le rêve de tout cuisinier!», lance le chef du Lawrence, qui dit attendre avec impatience le moment où les clients s'intéresseront au maquereau ou à la barbue autant qu'au crabe ou qu'au homard.

Des espèces à valoriser

Ni le crabe des neiges ni le homard ne figure d'ailleurs sur la liste de Fourchette bleue, un programme qui, depuis neuf ans, vise à revaloriser en cuisine certaines espèces de l'estuaire et du golfe du Saint-Laurent. Actuellement, 90 établissements - poissonneries et restaurants - sont certifiés Fourchette bleue, alors qu'il n'y en avait que 30 au début. L'intérêt est en hausse.

«Il y a 15 ans, vous ne m'auriez pas parlé du bourgot, affirme Sandra Gauthier, directrice d'Exploramer, l'organisme à l'origine de Fourchette bleue. Actuellement, il y a une demande pour la baudroie. Les usines de pêche n'en voulaient pas avant parce qu'ils restaient pris avec.»

À la poissonnerie La Mer, François-Xavier Dehédin constate aussi un intérêt croissant pour les «poissons de nos anciens».

«Les plus vieux associent encore nos poissons à la misère, mais ce n'est pas le cas pour la nouvelle clientèle, qui démontre un intérêt certain pour le local.» 

Malgré ces progrès, une bonne partie des produits du Saint-Laurent est exporté: principalement vers les États-Unis et l'Asie - le Japon étant le plus important acheteur. C'est le cas notamment pour le crabe commun, dont les Québécois ne voient jamais la couleur, puisque 100 % des prises sont envoyées à l'étranger.

En contrepartie, la plupart des poissons consommés au Québec viennent étonnamment d'ailleurs: la morue, la sole, le bar rayé des États-Unis, le tilapia et la crevette tigrée d'Amérique latine ou d'Asie et le pangasius du Vietnam.

Des prises de qualité

Nos poissons sont pourtant de meilleure qualité. «Ce sont des poissons sauvages dont la chair est goûteuse et ferme, contrairement aux poissons d'eaux chaudes», soutient Sandra Gauthier. Nos espèces évoluent en eaux froides et ont, pour cette raison, une plus grande valeur sur le plan nutritionnel que les poissons issus de l'aquaculture massive, qui sont nourris à la moulée, ajoute Dominique Robert, professeur à l'Institut des sciences de la mer (ISMER) de l'Université de Québec à Rimouski.

«Leurs proies, explique-t-il, sont des espèces de plancton et de petits poissons qui ont tendance à accumuler leur énergie dans leurs graisses. Ils sont, pour cette raison, beaucoup plus riches en acides gras polyinsaturés que les poissons maigres.»

Malgré certaines croyances, ils sont également moins pollués que la plupart des variétés de poissons importés. «Cette idée doit être démystifiée. Je n'ai jamais vu d'étude qui nous dise que le taux de contaminants dans nos espèces serait dangereux pour la consommation», soutient le spécialiste en biologie marine.

Des trésors ignorés

Pourquoi, alors, aller chercher ailleurs ce qu'on a ici, en mieux? Le Québécois n'est pas un grand mangeur de poisson. C'est un mangeur de viande, explique d'abord Sandra Gauthier. «On n'a pas une culture des poissons et fruits de mer. La Gaspésie, c'était très loin de Montréal à l'époque où on n'avait pas de camions réfrigérés. Et puis, il y a une partie de l'année où on ne pêche pas parce que le fleuve est recouvert de glace.»

Des facteurs économiques s'ajoutent à ces contraintes. Il est plus facile, pour les usines de pêche, d'avoir un seul client que de gérer plusieurs acheteurs locaux. Ces ventes se font, par ailleurs, à prix fort. Le Québec exporte ses poissons et fruits de mer à un revenu de 17 693 $ la tonne, alors qu'il importe des poissons de l'étranger à 10 205 $ la tonne, selon le ministère de l'Agriculture, des Pêcheries et de l'Alimentation du Québec (MAPAQ, 2017).

«Il faut permettre aux Québécois de se servir d'abord et d'envoyer l'excédent à l'étranger», souligne Sandra Gauthier. Pour l'instant, la demande reste cependant modeste, même si, comme pour les légumes et viandes du Québec, elle commence doucement à connaître un essor.

Sommes-nous prêts à payer le prix?

Telle est la (véritable) question. Et celle qui, accompagnée d'une révision des lois sur la gestion des pêches, pourrait faire pencher la balance en faveur d'une meilleure distribution des poissons et fruits de mer du Québec.

Pour cela, il faut que les Québécois aient un éveil par rapport aux produits qui existent dans leurs propres eaux, croit Dominique Robert. «Si les Chinois sont prêts à payer plus cher pour les poissons d'ici, il ne faut pas penser que les Québécois pourront avoir ces poissons pour moins cher. Les Québécois doivent être prêts à payer pour des produits de qualité supérieure.»

La valorisation de nos produits passe également par la valorisation de ceux qui nous les fournissent, selon Sandra Gauthier. Le métier de pêcheur est l'un des plus difficiles et des plus dangereux, fait-elle valoir.

«Oui, nos poissons sont plus chers, mais on est d'accord pour payer une huile d'olive 40 $ la bouteille. Et si on compare le prix d'une barquette d'épinards à celui d'un poisson, ça revient souvent moins cher au gramme, souligne-t-elle. Tout est relatif!»

PHOTO CATHERINE LEFEBVRE, COLLABORATION SPÉCIALE

«Les plus vieux associent encore nos poissons à la misère, mais ce n'est pas le cas pour la nouvelle clientèle, qui démontre un intérêt certain pour le local», affirme François-Xavier Dehédin, poissonnier À la poissonnerie La Mer.