Paris est l'une des villes, et de loin, où l'on mange le mieux. Autant du côté de la grande gastronomie que des petits bistrots. Voilà que s'insèrent aujourd'hui, entre ces deux cuisines, des tables à la fois accessibles et créatives, modernes, mais bien enracinées dans le terroir et le savoir-faire français. Coïncidence ? Plusieurs de ces nouvelles adresses sont pilotées par des chefs issus des cuisines d'Alain Passard, chef culte de L'Arpège. Portrait du grand maître derrière la tendance.

Hyper classique et guindée, la cuisine française? Pas chez Alain Passard. Ni chez ceux qui ont tout appris dans ses cuisines et qui font maintenant la pluie et le beau temps sur la scène culinaire parisienne. Tour d'horizon.

Sur l'assiette, une tranche de tomate coeur de boeuf parfaite se prélasse sous de la tomme râpée et sur un jus à l'huile d'olive vert émeraude. Tout comme le canapé sur craquelin au seigle immensément délicat qui l'a précédée, l'assiette se dévore dans toute sa simplicité et sa fraîcheur estivale. Bienvenue chez Septime, la table étoilée de Bertrand Grébaut classée parmi les meilleures au monde, pourtant hyper décontractée.

Ici, comme au Saturne de Sven Chartier, au Servan de Tatiana Levha ou au Grand-Coeur de Mauro Colagreco, les légumes sont à l'avant-plan, les plats s'avèrent à la fois simples et immensément savoureux. Et les ingrédients n'ont rien de prétentieux. Livèche, oignons ou haricots prennent aisément la place qu'ont sur les grandes tables classiques le caviar ou le foie gras.

Tous les chefs derrière ces restaurants à l'avant-plan du nouveau vent de modernité qui souffle actuellement sur Paris, tout comme David Toutain du restaurant homonyme ou Alice di Cagno de Chatomat, sont passés par les cuisines de L'Arpège, à Paris. Ils ont tous été formés par Alain Passard, qui a célébré ses 59 ans au début d'août et passe pratiquement autant de temps dans son restaurant aujourd'hui qu'en 1986, lorsqu'il l'a racheté de son ancien mentor Alain Senderens et rebaptisé.

Premier chef de haut niveau à se doter de ses propres potagers, apôtre depuis autant d'années de la cuisine «légumière», chef à la fois hyper professionnel et totalement décoincé, triple étoilé proposant une expérience à des années-lumière des palaces altiers, Passard serait-il l'ultime annonciateur de la tendance gastronomique actuelle, décontractée, végétale, savoureuse et digeste?

«Non, ce n'est pas un précurseur, répond Andrea Petrini, journaliste gastronomique franco-italien qui suit le travail du chef depuis 25 ans. C'est la cuisine qui est allée dans sa direction.»

Passard ne passe pas son temps à aller manger chez tous ceux qu'il a formés, comme David Toutain ou Bertrand Grébaut. «Ce n'est pas une poule qui couve ses poussins», note Petrini.

Mais en entrevue, Passard admet sans ambages qu'il admire les cuisiniers de la génération qu'il a formée. «On n'a jamais eu une équipe aussi belle, dit-il de ces chefs qui dynamisent actuellement Paris. Des jeunes aussi talentueux, courageux, passionnés.»

«J'ai travaillé pour ça, poursuit-il. Je leur ai appris à faire la cuisine, en passant sept, huit, neuf heures par jour aux fourneaux à leurs côtés.»

Il leur a montré, dit-il encore, «que c'est un choix de vie».

La beauté du geste

«Alain, c'est un magicien», affirme Mauro Colagreco, le chef d'origine argentine qui pilote la cuisine de Mirazur à Menton et vient d'ouvrir le Grand-Coeur, à Paris. «Ce qu'il a fait avec moi et plusieurs autres, c'est un changement radical.»

Après être passé par les cuisines de palaces traditionnels, Colagreco est tombé au début des années 2000 sur un chef dont l'approche était totalement différente. Soudainement, une betterave pouvait devenir un plat grandiose. Un commis - comme Colagreco au départ - pouvait devenir second. «Il s'applique pour te faire évoluer. C'est un passeur de savoir», relate l'héritier du savoir-faire Passard.

«Passard enseigne surtout un esprit, une approche, la "beauté du geste" comme il dit, une dimension poétique et lyrique de la cuisine, une cuisine axée sur le végétal, qui fait «chanter les légumes» », explique Camille Labro, journaliste culinaire au Monde.

«Il est l'un des chefs qui ont le plus imprimé et influencé la cuisine contemporaine, notamment le milieu parisien.»

Chaque jeune chef a sa manière de «réinterpréter» Passard, note la journaliste, de «s'émanciper du solfège arpégien pour composer ses propres mélodies». Mais selon Labro, le style demeure toujours assez reconnaissable, d'autant que la plupart se fournissent chez les mêmes producteurs, alors que Passard, lui, a ses propres potagers...

Selon elle, d'ailleurs, «les assiettes, parfois, se ressemblent étrangement».

Mais est-ce étonnant qu'à la saison des asperges, tout le monde cuisine les asperges? Ou qu'en août, il y ait des aubergines partout?

Car c'est là une des caractéristiques immuables de l'approche Passard: la saisonnalité.

La religion saisonnière

En France, la cuisine du marché, donc branchée directement sur les saisons, n'est pas un nouveau concept, mais plutôt une tradition. C'était d'ailleurs un des principes fondamentaux de la Nouvelle Cuisine des années 80 des Bocuse, Troisgros, Guérard et compagnie.

Mais chez Passard, c'est presque une religion, surtout que le chef a ses propres potagers et vergers, qui approvisionnent totalement ses restaurants et produisent même des surplus pour la vente.

Lorsqu'on lui demande pourquoi il ne ferme pas en août comme tant d'autres restaurants parisiens, Passard répond tout de go: «Mais je ferais quoi alors avec toutes mes tomates?»

Passard, ce «modeste avec un grandissime orgueil», pour reprendre les mots de Petrini, est heureux qu'aujourd'hui, les chefs sortis de ses cuisines, autant que plusieurs autres, reprennent des idées qu'il a mises de l'avant il y a longtemps. Il se réjouit que tant de chefs cherchent à avoir leur propre potager - même Alain Ducasse a le sien, dans les jardins de la reine à Versailles! - et que le légume ait enfin trouvé ses lettres de noblesse. L'auteur de la tomate en 12 saveurs et chou-fleurisotto reconnaît toutefois sans fausse modestie qu'il a eu carrément «10 ans d'avance». Et peut-être même que c'était un peu tôt pour arriver auprès de la clientèle française avec sa cuisine légumière. «Les Américains du Nord, vous, vous êtes plus curieux.»

Mais les jeunes chefs, eux, se sont retrouvés dans cet avant-gardisme, note Petrini, dans cette combinaison de professionnalisme et de perfectionnisme technique d'un côté, et d'approche artistique de l'autre. Car tout en les encadrant, Passard aime laisser ses chefs improviser, créer.

En suivant les principes Passard, on peut à la fois être gastronomique, libre et cool.

Exactement ce dont toute une nouvelle génération de chefs et de clients rêvaient.

Les héritiers

Ils ont cuisiné aux côtés d'Alain Passard, avant de voler de leurs propres ailes. 

Portraits des héritiers du grand chef.

Bertrand Grébaut

Chef de Septime, une étoile Michelin et 57e du palmarès 50Best, propriétaire aussi de Clamato et de Septime Cave. Installé rue de Charonne, dans le 11e arrondissement, Septime est actuellement l'une des tables les plus courues de Paris. Pas facile d'y avoir une réservation. On y mange une cuisine à la fois hautement créative et toute simple, avec beaucoup de légumes, de feuilles savoureuses, de touches délicates. On adore une assiette toute simple d'oignon aux noisettes et aux feuilles d'oxalis, par exemple.

septime-charonne.fr

Tatiana Levha


Chef copropriétaire du Servan, rue Saint-Maur dans le 11e. Petit restaurant très convivial, le Servan propose une cuisine un tantinet plus exotique que les autres de la génération Passard puisque tout en cuisinant avec beaucoup de légumes, des poissons à peine cuits, de la fraîcheur à revendre, Levha n'hésite pas à s'autoriser quelques clins d'oeil à ses origines asiatiques. Cacahuètes ici, piment par là, avec un peu de basilic thaï en prime. Hautement savoureux.

leservan.com

Pascal Barbot

Chef de L'Astrance, Pascal Barbot est un des premiers à avoir repris le flambeau passardien pour ouvrir un restaurant gastronomique, aujourd'hui trois étoiles Michelin et 36e sur la liste des 50Best. À L'Astrance, on n'est pas dans le très cool et bo-bo 11e comme plusieurs autres adresses passardiennes, mais plutôt rue Beethoven, dans le 16e arrondissement. La cuisine, elle, toujours légumière, précise, intègre des ingrédients de luxe, comme le foie gras. Mais le chef se permet aussi des influences asiatiques et fait place aux vins naturels.

astrancerestaurant.com

Magnus Nilsson

Le chef culte de Fäviken, à Jarpen, dans le nord de la Suède, n'a pas travaillé chez Passard - il rêvait d'y aller -, mais plutôt chez Barbot, de L'Astrance, où il s'est imprégné des principes du maître. Il est, avec Claude Bosi d'Hibiscus, à Londres, l'un des exemples les plus probants de l'impact outre-frontière de l'influence Passard. Difficile, dans son restaurant rustique du nord de la Suède, où il scie les os à moelle devant les clients et cuisine le sang de porc en croûte, d'être plus loin de l'écrin feutré de L'Arpège dans son beau quartier des ministères à Paris. Pourtant, l'esprit est là. Rendre hommage au produit, cuisiner sans chichi en misant sur la subtilité des saveurs naturelles, ne pas avoir peur d'inventer et d'improviser tout en jugeant impitoyablement le résultat pour que seul le meilleur arrive dans l'assiette du convive.

faviken.com

Sven Chartier

Le chef du Saturne, rue Notre-Dame-des-Victoires dans le 2e arrondissement, aussi propriétaire du Clown Bar dans le 11e, propose une cuisine ravissante à la fois par sa fraîcheur et sa finesse et la qualité des techniques d'exécution. Pensez chincard avec glace au concombre évanescente et oxalis ou dessert rhubarbe et framboise où l'acidité de chaque fruit ne fait que sublimer les parfums de l'autre. Du très, très grand art pour 100 euros par personne environ, le soir, avec du vin et le service compris. Ce n'est pas donné. Mais ce n'est pas non plus la note trois ou quatre fois plus élevée des grands étoilés, pour un repas sept services tout simplement exquis.

saturne-paris.fr