Du caviar sur un craquelin au cannabis. Une mousse d'avocat à la marijuana. Des escargots au beurre de pot. Au Colorado, des chefs conjuguent herbe et gastronomie depuis un certain temps déjà. Une réalité qui pourrait - un jour - se retrouver au menu ici aussi.

Une cuisine aux effets euphorisants

Chris Lanter a une double personnalité. Le francophile est derrière les fourneaux du Cache Cache, l'une des tables les plus réputées d'Aspen, la station de ski jet-set du Colorado. Il est aussi l'une des personnalités les plus connues pour leur fine cuisine parfumée d'un ingrédient surprenant, voire hallucinogène: le cannabis!

Comme dans tous les États-Unis, il lui est interdit de cuisiner le pot dans son restaurant «nappe blanche». Or, il a le droit d'utiliser la plante psychoactive dans des événements privés, ce qu'il fait quelques fois par année.

Chris s'éclate avec le pot. Il troque les épices à frotter sur les côtes levées pour de la marijuana égrainée. Il remplace l'huile d'olive par une huile infusée au cannabis dans le tartare de boeuf. Il ajoute une touche d'herbe dans la sauce chimichurri. Il n'y a pas de limite à son imagination.

Pour réussir un accord parfait mets et pot, Chris travaille avec un dispensaire d'Aspen. Il discute avec le «sommelier du cannabis», il observe la couleur des fleurs séchées, il hume l'odeur des flacons de verre comme s'il comparait des légumes dans un marché fermier.

Quand il parle des différentes sortes de cannabis, on jurerait qu'il décrit les arômes d'un vin. Il évoque des flaveurs fruitée, florale, boisée, épicée...

«Si je fais une entrée de pétoncles, je vais choisir une variété de cannabis citronnée. Si je prépare un plat amer, j'opte pour une variété au goût plus terreux. Choisir le bon pot pour un plat, c'est vraiment la partie le fun

Mais le chef cuisine-t-il le cannabis pour le goût ou pour les effets? Le grand gaillard aime les qualités gustatives du cannabis comme il aime le basilic ou le persil. Mais soyons honnêtes, les clients qui requièrent ses services veulent vivre une expérience. À la fin de leur repas, ils veulent se sentir créatifs, joyeux, détendus ou peut-être même euphoriques! 

Sauce au poivre et au THC

Quand Chris cuisine la ganja, il connaît la quantité exacte de THC qu'il sert à ses clients. «Le dosage, c'est l'avenir de la cuisine au cannabis», déclare-t-il.

«Avant, on infusait du pot dans du beurre et on balançait ça dans une recette de brownies. Si c'était trop fort, on en mettait moins la fois suivante.»

«Maintenant, si je verse une cuillère de sauce sur le steak d'un client, je peux lui dire qu'elle contient 5 mg de THC. S'il en veut plus, je lui en verse plus.»

Chris est lui-même un consommateur de cannabis. S'il ne fumait pas, il est convaincu qu'il devrait prendre des médicaments pour contrôler son anxiété. Mais des aliments contenant du cannabis, il n'en mange jamais, car ça l'affecte trop.

«Tout le monde a un métabolisme différent. Le pot affecte donc les gens différemment. C'est pour ça que c'est important de connaître la quantité de THC qu'on consomme comme on connaît le pourcentage d'alcool dans les spiritueux. Si tu bois une bouteille de téquila au complet, tu risques de passer une mauvaise soirée. C'est la même chose avec le pot.»

Un shortcake au pot pour dessert?

Dans sa maison d'Aurora, en banlieue de Denver, Jessica Catalano nous accueille avec un brie fondant au sirop d'érable et aux noix de Grenoble. Avant de se mettre à table, autant pour l'entrevue que pour la dégustation, elle ajoute une touche finale à sa recette. Elle verse une cuillère à thé de beurre infusé à la marijuana «purple goji», une variété qui rend heureux et colleux, contenant 7 mg de THC.

«Ce cannabis a des notes sucrées et florales qui rappellent les petits fruits», déclare l'auteure de The Ganja Kitchen Revolution: The Bible of Cannabis Cuisine, le premier livre de recettes qui emploie les variétés de marijuana selon leur profil aromatique.

Jessica utilise par exemple une variété appelée «strawberry cupcake», qui a des parfums de fraises et de crème, pour un shortcake et le «hash plant», qui a un goût poivré, pour une sauce pour le steak.

Elle aussi recommande aux débutants de commencer en ingérant 5 mg de THC et elle leur déconseille la consommation d'alcool lors d'une première expérience gastronomique au pot.

«Les effets dépendent de la taille d'une personne, de son poids, de la quantité de nourriture qu'elle a mangée durant la journée. Il y a de gros consommateurs qui se rendent jusqu'à 300 mg par repas, mais c'est une très, très mauvaise idée. C'est mieux de commencer par une toute petite dose pour savoir comment son propre corps réagit.»

Depuis la légalisation du cannabis récréatif en 2014 au Colorado (le cannabis médical y est légal depuis 2000), Jessica constate que les perceptions changent. Alors que les fumeurs de joints étaient souvent vus comme des «poteux», de plus en plus de gens se sentent prêts à essayer le cannabis lorsqu'il est utilisé dans une recette, prétend-elle. «La cuisine, c'est un excellent véhicule pour normaliser le cannabis.»

«Il y a des gens qui ont peur du cannabis, qui croient que ça n'a que des effets négatifs, mais c'est de la propagande. Déguster une recette contenant du pot, ça ne devrait pas faire peur. C'est une expérience agréable», dit-elle pendant que sa fille Mary Jane (ça ne s'invente pas!) joue dans le salon.

L'entrevue s'achève et plus personne ne semble toucher au brie cannabique, à moitié entamé. Les effets? Après deux heures, on ne pourrait pas dire qu'on était plus heureuse ou colleuse qu'à l'habitude. Peut-être juste un peu plus endormie. Mais ça, c'est peut-être à cause de notre réveil au petit matin. Qui sait?

Photo Martin Tremblay, La Presse

Chris Lanter est une sommité de la cuisine au cannabis. Il est aussi le chef du restaurant Cache Cache, un chic établissement d'Aspen, au Colorado.

Une question de dose

Au Colorado, les produits comestibles récréatifs peuvent contenir un maximum de 10 mg de THC par portion. Au Canada, la vente de «comestibles» n'est pas encore autorisée et il n'existe pour l'instant aucune recommandation concernant la consommation maximale.

Ne vous attendez pas à ce que le menu du Toqué!, du Joe Beef ou de n'importe quel autre restaurant propose des plats qui contiennent du cannabis. Du moins, pas à court terme.

Maintenant que son commerce est légal, les chefs cuisiniers au Québec n'ont pas le droit de vendre des plats parfumés à la marijuana. Dans la province, il n'y a que la Société québécoise du cannabis (SQDC) qui est autorisée à vendre du pot.

Mais est-ce qu'un chef peut contourner la législation en offrant gratuitement des hors-d'oeuvre au cannabis pour ouvrir l'appétit de ses convives? Non plus, répond Émilie Dansereau-Trahan, experte de contenu à l'Association pour la santé publique du Québec.

«Techniquement, le chef contreviendrait à la loi, car personne [n'est] autorisé à offrir gratuitement du cannabis.»

Or, il est permis de cuisiner le cannabis dans le confort de sa maison. Là où la loi est moins claire, c'est si une personne embauche un chef à domicile pour qu'il concocte un menu aux herbes. Il y a quelques zones grises, surtout si l'hôte fournit le cannabis au chef.

«C'est tellement un nouvel environnement réglementaire, s'exclame Émilie Dansereau-Trahan. C'est sûr qu'un chef ne peut pas faire la promotion de ce service [la cuisine au cannabis], ça, c'est clair. Mais du moment que ça se passe dans une cuisine privée, ça va être difficile à contrôler.»

Seule la vente d'huile et de feuilles est autorisée à la SQDC. Le gouvernement fédéral s'accorde un an pour encadrer la vente de «comestibles», ces aliments qui contiennent du cannabis.

Peut-être sera-t-il alors possible de déguster des linguines au pesto de cannabis au bistro du coin. Mais nul ne le sait encore, car le cadre réglementaire reste à inventer.

Photo Martin Tremblay, La Presse