Même lorsqu'ils parlent, les enfants se dévoilent surtout à travers leurs gestes. Épaules recourbées, colères subites, mains qui agrippent les parents... voilà autant d'indices pour guider les adultes. Est-ce si important de prendre le temps de les décoder ? Le Dr Gilles Julien croit que oui, et il livre à ce sujet un vibrant plaidoyer dans son nouveau guide, Enfants à livre ouvert.

« Il faut savoir décoder »

Dans le livre qu'il a lancé le 1er mars dernier, Enfants à livre ouvert, le Dr Gilles Julien détaille comment il entre en contact avec les jeunes. Comment, patiemment, il arrive à déceler les fils conducteurs qu'ils tendent aux adultes, et comment il les valide. Si cette sensibilité au langage non verbal le guide auprès des enfants en difficulté, le médecin croit que cette ouverture peut aussi être utile aux parents. La Presse s'est entretenue avec lui.

On parle souvent de « don » quand on voit un adulte entrer facilement en relation avec tous les enfants. Vous avez donc décidé de nous livrer les secrets de votre don à vous ?

C'est vrai que je me suis déjà posé la question : « Coudonc, est-ce que j'ai un don ? » C'est vrai que je décode les messages plus facilement, mais il y a clairement un intérêt de ma part. Ça commence par ça, je dirais. Il y a le goût de communiquer avec l'enfant. Toute ma clinique est orientée dans ce sens-là : partout où l'enfant se trouve, même s'il y a 15 personnes, je vais m'arranger pour voir comment il réagit à tout ce que l'on dit. On le regarde, et des éléments vont venir nous frapper. De notre côté, c'est une démarche scientifique : on observe, on décode, on analyse, et après ça, on passe à l'action.

Concrètement, qu'est-ce qui peut retenir votre attention, par exemple ?

Il y avait une grande fille dans mon bureau. Elle m'a fait lire son agenda, et c'était épouvantable, toutes les idées noires qu'il y avait là-dedans. Malgré tout, elle continuait à me regarder avec un grand sourire. Je l'ai remarqué, et je lui ai posé une question : « Pourquoi tu souris comme ça ? C'est tellement noir, ce que tu m'as écrit ! » Elle m'a répondu : « Je ne veux pas faire de mal à personne. » C'est du langage, mais il faut savoir le décoder. Si on ne le fait pas, je trouve qu'on manque aux besoins de ces enfants-là. [...] Je vois des enfants tous les jours et c'est toujours un défi de décoder ce qu'ils veulent nous dire. C'est sûr que c'est une approche intuitive, mais c'est basé aussi sur la science.

L'enfant passe beaucoup de messages ?

Il nous en passe continuellement ! J'ai souvent de la difficulté à décoder les adultes. Il y a trop de barrières. Pour l'enfant, il n'y en a pas. Dès qu'il se sent à l'aise, il va s'ouvrir. À la maison, il est détendu et il va passer des messages. Il ne faut pas les manquer.

Dans le quotidien, quelle forme prennent-ils ?

Le petit va se fâcher pour rien. Ça fait une semaine qu'il pète des crises dès qu'on lui dit « non », et ce n'était pas comme ça avant. C'est clair qu'il se passe quelque chose, mais il ne faut pas l'aborder de front. Si je lui dis « comment ça, tu es malheureux comme ça ? », il va m'envoyer promener.

Comment entrer en contact avec lui alors ?

Il faut être attentif aux émotions, quel que soit l'âge. Même les petits. Ils boudent, ils pètent une coche, ils lancent des objets, ils frappent leur mère - ça arrive souvent chez les plus petits... Tout ça naît d'une grande peine ou d'une grande colère. Il faut décoder ce qui se passe dans son environnement... On peut lui poser des questions, tranquillement. « Comment ça se passe avec telle personne ? », par exemple. Il peut se fâcher si on lui pose une question en particulier, ou encore s'effondrer...

On n'exclut donc pas la communication verbale des interventions...

Exactement. Il faut valider ce qu'on a vu. On va chercher des fils conducteurs dans le comportement, et ensuite, on va chercher une validation quand l'enfant est détendu. Dans les crises, ce n'est pas le temps. J'ai toujours comparé ça à une espèce de danse autour de l'enfant. L'enfant fait la moue quand j'invite la mère à venir nous rejoindre... je remarque cette moue et je lui dis : « Tu n'as pas envie que maman vienne avec nous ? » L'enfant va me répondre... et on va partir avec ça. On peut appliquer cette façon de faire à la maison.

Vous parlez souvent de l'impact des écrans dans la vie de famille. Ça vous inquiète ?

C'est quelque chose qui m'inquiète beaucoup. C'est sûr, je travaille dans des milieux plus vulnérables, mais je le vois aussi ailleurs : l'écran est continuellement en place comme barrière pour la relation parent-enfant. L'enfant est neutre devant l'écran. S'il réagit, c'est parce qu'il joue, mais sur le plan émotionnel, c'est complètement neutre, cette affaire-là. Il faut pouvoir se donner des temps d'arrêt, comme prendre un petit apéro de jus ensemble. Ou jouer juste de 15 à 30 minutes. Ces petits moments nous permettent de déceler les émotions chez l'enfant. C'est là qu'ils vont nous les passer. Il ne faut pas éliminer la technologie, mais se questionner sur nos habitudes, peut-être, oui.

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Enfants à livre ouvert

Dr Gilles Julien

Trécarré

160 pages

Photo Marco Campanozzi, archives La Presse

Le Dr Gilles Julien

S'arrêter un moment pour observer

Il y a quelques jours, l'atmosphère était plus tendue que d'habitude chez Catherine Cloutier-Charest. Rien de majeur, mais Thomas, son grand garçon de 5 ans, se montrait plus irritable qu'à la normale. « On a eu une dure semaine, confie la mère de deux enfants. Je me demandais : pourquoi il ne veut plus se brosser les dents ? Pourquoi il fait des crises ? Il n'a jamais fait ça ! »

Éducatrice de formation et intervenante dans un centre jeunesse, Catherine s'est arrêtée un moment pour observer son aîné. « Je me suis questionnée : pourquoi est-ce qu'il essaie de prendre autant de contrôle ? Peut-être que c'est parce qu'on déménage bientôt ? C'est vrai qu'il a peur qu'on laisse ses jouets et son chat derrière... »

Ces pistes entraînent peu à peu la famille vers des relations plus harmonieuses. Si les enfants que côtoie le Dr Julien dans sa pratique connaissent des difficultés plus grandes, l'importance de décoder ces indices au quotidien concerne toutes les familles, soutient-il. « C'est quand il est en confiance que l'enfant passe des messages. Il faut l'apprivoiser. Prendre le temps de jouer avec lui, de lui donner de l'attention », explique-t-il.

LE TEMPS, TOUJOURS LUI

Dans le brouhaha du quotidien, difficile de s'attarder à ces « fils conducteurs » qui se cachent sous les gestes de nos petits. Une petite pause, quand les choses ne tournent pas rond, s'avère cependant bénéfique, confirme la psychologue Ariane Hébert. « Vous avez raison, ce n'est pas toujours facile de prendre le temps de le faire », reconnaît-elle.

« En même temps, la minute qu'on se stationne et qu'on se met à observer, c'est fou comme même quelqu'un qui n'a aucune connaissance en psychologie est capable d'en arriver à des conclusions qui sont beaucoup plus justes. »

- Ariane Hébert

Régulièrement, la psychologue invite les parents à observer leur enfant, ou à décrire son attitude en certaines circonstances. « Des parents vont dire, par exemple : "Notre enfant est anxieux." Ah oui ? Pourquoi ? Je leur demande alors comment, si j'étais dans leur salon, je ferais pour voir que leur enfant est anxieux. Souvent, ils n'ont aucune idée. Ça les amène ensuite à observer des comportements qui sont non verbaux. »

Ces pistes permettent alors de lancer la discussion et de valider des impressions. « Prenons par exemple l'intimidation, expose le Dr Julien. Il faut vraiment la deviner. L'enfant va péter une coche, va être irritable, ou il va s'isoler. Il ne veut pas en parler. Il a honte... Dans ce cas-là, il faut que l'enfant nous donne des signes... mais vraiment, il nous en donne ! »

DANS LES DEUX SENS

S'il communique beaucoup par des gestes, l'enfant interprète aussi constamment ceux de ses parents, explique Anne Hébert. « Les enfants vont souvent mieux comprendre le non verbal que le sens des mots. À un certain âge, à tout le moins. Ils vont alors se fier davantage à ce qu'ils voient. Par exemple, disons que j'ai une fille de 6 ans et que je l'emmène au restaurant. Je lui dis qu'elle est capable de commander, mais je tambourine sur la table avec mes doigts en regardant la serveuse, impatiente. Ma fille va comprendre : "Enwèye, embraye !" Elle ne va pas retenir mes mots : elle va retenir que je ne la sens pas très compétente dans sa tâche. »

La psychologue apporte immédiatement un bémol. L'idée n'est pas ici de scruter chacun de nos gestes à la loupe. Simplement d'y porter attention, surtout lorsque ça compte.

« Je ne blâme pas les parents. Par contre, on ne peut pas féliciter un enfant de son bon coup, si ça a vraiment de l'importance, en coupant des carottes pour le souper. »

- Ariane Hébert

Elle ajoute que, souvent, l'échec des systèmes d'émulation (une petite récompense pour chaque bonne action) réside dans le manque de communication. Donner distraitement la permission de piger un autocollant dans une boîte n'a pas le même impact que de souligner franchement le bon coup, face à l'enfant.

Catherine Cloutier-Charest acquiesce. « Parfois, je me parle à moi-même. Je me dis : si tu es contente, dis-le à ta face ! », lance-t-elle en riant.

Pour y arriver, ajoute la mère de famille, il lui faut du temps. « On fait tous notre possible », lâche-t-elle.

« Quand on entre dans le tourbillon de la maternité, on peut être désillusionnée par rapport à ce que l'on croyait que ce serait. Le travail, la famille, tout ça... on veut tout leur donner, et on ne réalise pas que juste de prendre un peu de recul pour les observer, c'est beaucoup ! Mais ça, on ne nous le dit pas. »