Ken Dryden était à moins de 200 pieds de Paul Henderson lorsque ce dernier a marqué son but légendaire pour remporter la Série du siècle. Il aurait peut-être préféré être ailleurs.

Au Canada, en l’occurrence. Avec tous ces partisans qui vivaient ce moment de gloire, de joie et de célébrations intenses. Ensemble.

« Tu sais ce que c’est, lance Dryden au bout du fil à ce journaliste montréalais lors d’un entretien avec La Presse. Tu as vécu les séries, il y a deux ans, lorsque le Canadien s’est rendu en finale de la Coupe Stanley. Tu sais ce que devient la ville de Montréal quand cela arrive. C’est fantastique. Il y a cette expérience que tous partagent. »

S’il y a un individu qui sait de quoi il parle à ce sujet, c’est bien Ken Dryden. Le mythique gardien a remporté six Coupes Stanley avec le Canadien, entre 1970 et 1979.

« Tout le monde est excité et gonflé à bloc, enchaîne-t-il. Même ceux qui ne sont pas des partisans le deviennent. On en parle dans les bureaux, à l’école. Les gens portent leurs maillots. C’est tellement plaisant. Et je sais que c’était comme ça, au Canada, à l’époque. »

Dryden se l’imagine en rappelant quelques faits saillants de ce moment bien précis de l’histoire canadienne.

« J’aurais aimé être là, de vivre ces hauts et ces bas pendant presque un mois. Puis de me retrouver le 28 septembre et, devant moi, ce match qui sera joué. Ce serait génial. Personne n’écoutera ce match seul, ou à deux. Il sera vécu avec toute la famille. Il sera visionné par des enfants dans leurs classes d’école. […] Dans les magasins d’appareils électroménagers, où les télévisions rassembleront 30 à 40 personnes, assises et debout. »

« Oui, c’était incroyable d’être à Moscou, de l’autre côté de la glace sur laquelle Paul Henderson a marqué. Mais ça aurait été fantastique d’être au Canada pendant cette période. »

Différent

Notre entretien avec Ken Dryden a lieu dans le cadre de la sortie de son livre La Série du siècle : telle que je l’ai vécue. L’ouvrage est en magasin depuis le 24 août dernier.

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Ken Dryden

Ce livre, il pensait pourtant « ne jamais l’écrire ». L’histoire avait déjà été racontée, par lui, par d’autres, pour le 25e, pour le 40e, de différentes façons.

Lorsqu’il s’est mis à y penser plus sérieusement, « l’idée du sous-titre est venue en premier ».

En version originale anglaise, le roman est intitulé The Series – What I Remember, What It Felt Like, What It Feels Like Now (littéralement : Ce dont je me souviens, ce qu’elle m’a fait ressentir, ce que je ressens aujourd’hui).

Il a trouvé son filon en pensant à tous ces Canadiens, aujourd’hui, qui n’ont pas de souvenir précis de ce mois de septembre 1972.

C’est vraiment difficile pour les gens qui ne l’ont pas vécu de savoir comment c’était.

Ken Dryden

« La seule façon de bien transmettre tout cela, c’est de tenter de mettre le lecteur dans tes souliers. Dans le moment. En temps réel. En le vivant eux-mêmes, ils ont la chance d’avoir ce moment ah, ha ! et de comprendre pourquoi c’était différent. »

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The Series – What I Remember, What It Felt Like, What It Feels Like Now

« C’était une grosse, grosse affaire »

« Différent » des autres tournois de hockey où le Canada a triomphé, comme la Coupe 1987 avec Wayne Gretzky, ou les Jeux olympiques de Vancouver en 2010 et le but victorieux de Sidney Crosby.

Pourquoi 16 millions de personnes sur 22 millions, pendant une journée d’école et de travail, se sont rassemblées pour regarder ce match ?

Ken Dryden

« Pourquoi 3000 Canadiens s’étaient rendus à Moscou ? Alors qu’en 1972, personne ne voyageait vraiment en Europe, et encore moins en Europe de l’Est, et jamais en Union soviétique. Pourquoi sont-ils allés ? Pourquoi les joueurs se sentaient-ils ainsi ? »

Le convoi de partisans canadiens en URSS demeure son souvenir le plus marquant, d’ailleurs.

« C’était une grosse, grosse affaire. […] Pour la plupart, ils n’étaient que de simples citoyens avec un revenu modeste. Ils ne voulaient pas être là seulement pour cocher un élément sur une liste de souhaits : ils y étaient parce qu’ils ressentaient quelque chose pour le hockey, et pour le Canada. »

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Ken Dryden

Au sommet

Outre pour la réalisation d’un documentaire de la CBC en 1988, Ken Dryden n’a jamais revisionné les matchs de la Série du siècle de 1972. De peur de souiller les souvenirs de ses coéquipiers, ou de « brouiller » ses émotions, écrit-il dans son livre de 200 pages.

Parce que ces huit matchs sont « au sommet » des réussites de sa carrière de hockeyeur, selon lui. Même au-dessus des championnats avec le Canadien.

« Et je parie que si vous demandez à d’autres joueurs canadiens, ainsi qu’aux Soviétiques […], ils vous donneront la même réponse. »

« C’est la série qui se démarque le plus, conclut-il. Celle qui est ancrée la plus profondément en nous. »

Les bouchées doubles

Dans son entrevue avec le collègue Richard Labbé publiée dimanche dernier, Paul Henderson indiquait que les joueurs canadiens n’affichaient pas leur meilleure forme physique avant d’affronter les Soviétiques. Ils se servaient à l’époque des matchs de présaison dans la LNH pour retrouver leur allure. Tandis que l’été, c’était fait pour boire de la bière, de préciser Phil Esposito à la CBC.

La forme physique des joueurs est probablement ce qui a coulé le Canada en début de série. Mais Ken Dryden apporte quelques nuances.

« Quand tu te prépares pour une saison de la LNH, tu te prépares de la même façon que tout le monde. Tu es au même niveau que le gars à côté de toi qui va se battre pour ton poste. Et au même niveau que les autres équipes. »

Tandis que chez les Soviétiques, « le système politique permettait de pousser les athlètes à un régime d’entraînement à longueur d’année ».

« On se préparait avec un camp d’entraînement ordinaire, tandis que leur niveau de forme à eux n’avait jamais baissé après leur saison […]. Alors, il y avait écart de condition physique. »

Mais Dryden rappelle que le hockey a commencé à être pratiqué en Russie seulement en 1946. Les joueurs devaient donc mettre les bouchées doubles pour réduire l’écart, justement.

« Ils devaient y travailler pendant plus de mois que nous. »