Mardi matin, trois heures avant le point de presse de Kent Hughes depuis Buffalo, en marge du camp d’évaluation des espoirs en vue du repêchage, une information circule. Le Canadien et les Flyers de Philadelphie auraient statué qu’ils ne sélectionneraient aucun joueur russe au prochain repêchage.

La question a donc été posée à Hughes, qui a nié l’information. « On n’a pas discuté des joueurs russes. On vient d’en passer un en entrevue ce matin », a dit le directeur général du Canadien.

Quelques heures plus tard, nous avions rendez-vous avec Pavel Mintyukov. Ce défenseur, vu comme un futur choix de premier tour, nous a effectivement confirmé avoir rencontré le Canadien.

Cela dit, bien malin celui qui prédira combien de Russes seront repêchés les 7 et 8 juillet à Montréal. Mais si on se fie à ce qu’on a observé au camp d’évaluation la semaine dernière, la situation est inconfortable.

Des 96 joueurs invités, aucun ne provenait d’une ligue russe. Pourtant, les circuits européens étaient bien représentés. On comptait 10 espoirs évoluant en Suède, neuf de Finlande, deux de la Tchéquie, deux de la Slovaquie, même un de l’Allemagne. Mais aucun d’un circuit russe.

Il y avait tout de même 4 joueurs nés en Russie parmi les 96 : Mintyukov, Maxim Barbashev, Danil Zhilkin et Alexander Suzdalev. Ce dernier joue en Suède depuis plusieurs années et représente le pays de Niklas Sundstrom à l’international.

Les trois autres évoluent au hockey junior canadien. Zhilkin est arrivé au Canada à l’âge de 10 ans. « Ma vie est ici maintenant, j’ai été champion du monde pour le Canada, j’ai participé aux Jeux du Canada, j’y ai gagné une médaille d’argent. Je me considère comme Canadien », a-t-il affirmé.

Un éclaireur sur place était sceptique quant à l’absence de joueurs établis dans les circuits russes, d’autant plus qu’au moins deux d’entre eux sont des talents de premier tour : Danila Yurov et Ivan Miroshnichenko, classés 7e et 11e espoirs européens par la Centrale de recrutement de la LNH. Sachant que les invitations au camp d’évaluation se font selon les demandes des équipes, l’absence de joueurs établis en Russie est intrigante.

Cette absence est-elle le résultat d’une décision de la LNH ?

« La Centrale de recrutement de la LNH n’a exclu d’emblée aucun joueur du camp d’évaluation. Les déplacements depuis la Russie relèvent du gouvernement fédéral et ce n’était pas viable pour les joueurs russes, invités en vertu du vote des équipes, d’obtenir un visa dans les délais requis et de voyager vers les États-Unis », a répondu la LNH, par l’entremise d’une relationniste, dans un courriel à La Presse.

Des embûches

L’obtention d’un visa fait effectivement partie des critères perçus par certains intervenants du hockey comme étant un obstacle à la venue de joueurs russes en Amérique du Nord. Mais cette question ne fait pas l’unanimité.

MPatrice Brunet, avocat spécialisé en immigration et en droit du sport, rappelle qu’à l’heure actuelle, « les sanctions de déplacement sont surtout pour des oligarques et leurs proches ».

« Rien n’exclut que la liste noire soit élargie à d’autres personnes. Mais ça m’étonnerait qu’ils ciblent des joueurs de hockey, car le hockey est une business et au niveau professionnel, tu ne représentes pas ton pays. Ce n’est pas comme aux Jeux olympiques ou au Championnat du monde. »

Les obstacles sont ailleurs. Il y a d’abord une question de perception, le genre de truc auquel le Canadien doit bien être sensible, après un an à gérer le dossier Logan Mailloux…

« C’est une question d’optique, de perception auprès du public, du message qu’on lance. Il faut voir si l’athlète soutient ou non la guerre, par exemple, mais ce sont des relations publiques et ça ne touche pas l’immigration », rappelle MBrunet.

L’autre problème, ce sont les frontières, surtout en cas d’escalade de la guerre en Ukraine. Qu’arrive-t-il si le gouvernement russe décrète une interdiction de quitter le territoire ?

« On n’en est pas conscients au Canada, mais plusieurs pays ont des restrictions à la sortie. Tu dois aussi passer les douanes en quittant le pays », explique MBrunet.

Si la Russie décide d’interdire aux joueurs d’aller en Amérique du Nord, parce qu’il y a une escalade du conflit, parce qu’il y a une forme de guerre froide, le joueur reste pris.

MPatrice Brunet, avocat spécialisé en immigration et en droit du sport

Les complications qui découlent d’un séjour en Russie changent d’ailleurs les plans des joueurs russes. À sa dernière rencontre avec les médias, au bilan de fin de saison du Canadien, Alexander Romanov avait indiqué qu’il ne retournerait pas dans son pays natal cet été et qu’il passerait la saison morte « aux États-Unis ».

Zhilkin avait l’habitude de retourner en Russie même si sa vie est maintenant au Canada, notamment parce que ses grands-parents y sont encore. Il va passer son tour cet été.

« Quelques équipes m’ont posé des questions, mais je dis dès le départ que je suis Canadien, que je joue pour l’équipe nationale, et je ne pense pas qu’ils ont peur que je reparte », estime le porte-couleurs du Storm de Guelph.

photo guillaume lefrançois, la presse

Danil Zhilkin

Avec son anglais impeccable et sa confiance débordante, Zhilkin n’a pas de mal à composer avec les questions sur la guerre en Ukraine. Pavel Mintyukov, celui qui a rencontré le Tricolore, n’a toutefois pas la même aisance, lui qui est au Canada depuis moins de deux ans. Il n’a rien d’un moulin à paroles, et ses réponses deviennent encore plus brèves dès que la situation en Russie est abordée.

« En temps normal, je retournerais à Moscou cet été. Cette fois, je ne suis pas sûr », dit-il. Quels sont les risques encourus s’il devait y retourner ? « Je ne sais pas. C’est une situation difficile. »

Les deux jeunes hommes sont représentés par Dan Milstein, un Ukrainien de naissance agent de plusieurs Russes, dont Romanov, Nikita Kucherov et Andrei Vasilevskiy. Milstein a fermement refusé à La Presse de répondre à toute question concernant les répercussions du conflit sur ses clients.

Et au-delà de toutes ces considérations, il faut se rappeler qu’en raison de l’exclusion de la Russie du Championnat du monde (sénior et moins de 18 ans), les occasions d’avoir vu ces joueurs à l’œuvre ont été moindres.

« Personne ne sait comment sera le monde dans deux ou trois ans, rappelle Dan Marr, directeur de la Centrale de recrutement de la LNH. Tout le monde se demande comment les équipes vont aborder la situation. S’il y a un espoir que tu aimes, vas-tu le laisser passer, ou tu le repêches en espérant que le monde sera différent dans quelques années ? »